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il croira toujours que je lui ai enlevé votre cœur. Mais nous autres hommes, la femme que nous avons une fois aimée, même quand elle nous a repoussés, conserve toujours de l’empire sur nous ; et votre éloquence, qui m’a si souvent ranimé, ne pourra pas manquer d’influencer une nature encore plus impressionnable que la mienne. »

Maltravers, dès qu’il eut quitté Florence à sa porte, alla chez lui, fit appeler son domestique de confiance, lui donna l’adresse de Cesarini à Chelsea, et lui enjoignit de s’informer du lieu où il était allé demeurer, dans le cas où il aurait quitté son logement ; il le chargea de laisser chez lui ou, s’il ne pouvait découvrir sa résidence au « Club des voyageurs », une enveloppe contenant un billet de banque d’une valeur assez considérable, dont il fit écrire l’adresse par son domestique. Si le lecteur se demande pourquoi Maltravers se constituait ainsi le bienfaiteur inconnu de l’Italien, je dois bien lui dire qu’il ne comprend pas Maltravers. Cesarini n’était pas le seul homme de lettres dont il plaignît les égarements, dont il soulageât les besoins. Quoique son nom brillât rarement sur la liste orgueilleuse des souscriptions publiques, quoiqu’il dédaignât de jouer le rôle de Mécène ou de protecteur, il sentait la fraternité humaine, et il éprouvait une espèce de reconnaissance pour ceux qui aspirent à élever où à charmer leurs semblables. Auteur lui-même, il savait apprécier la dette immense que le monde contracte vis-à-vis des auteurs, quoi qu’il ne l’acquitte guère que par la calomnie, et de stériles lauriers après la mort. Celui qui a le culte du beau ne réussit que grâce aux sympathies. La charité et la compassion sont des vertus qu’on enseigne difficilement à des hommes ordinaires ; mais pour le véritable génie, ce sont des instincts naturels qui le guident vers la destinée qu’il doit accomplir. Le génie, sublime missionnaire, part de l’intelligence sereine de l’écrivain pour aller vivre des besoins, des douleurs, des infirmités d’autrui, afin d’en apprendre le langage ; et comme sa plus haute victoire est le pathétique, sa nécessité la plus indispensable est la pitié !