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Londres, avec une dot de cinquante mille livres[1] de revenu ! » Mais c’était bien là Maltravers ! S’il avait recherché en mariage la fille d’un pasteur de village, n’ayant pas six sous de dot, il eût été humble parmi les humbles. Le comte se sentait embarrassé et décontenancé ; la physionomie à la Siddons[2], et l’air de Coriolan de son futur gendre lui en imposaient ; il n’osa souffler mot du compromis qu’il avait fait avec sa fille par rapport à l’époque du mariage. Il pensa qu’il valait mieux laisser lady Florence arranger cette affaire-là. Ils échangèrent une froide poignée de main et se séparèrent. Maltravers alla ensuite dans la chambre de Cleveland, et fit part de son mariage au vieillard ravi, dont les félicitations furent si chaleureuses, que Maltravers sentit qu’il serait coupable de ne pas se trouver l’homme le plus heureux du monde. Le soir même, il écrivit pour refuser la place qu’on lui avait offerte. Le lendemain, lord Saxingham se rendit à son ministère, comme d’habitude, et lady Florence et Ernest trouvèrent l’occasion d’errer seuls à travers le parc.

Ce fut là que furent échangés ces aveux, aussi doux à faire qu’à entendre. Alors Florence parla de ses années d’enfance ; de son esprit qui s’était formé lui-même, dans l’isolement ; de ses rêves et de ses rêveries de jeunesse. Ne trouvant rien autour d’elle pour éveiller son intérêt, ou son admiration, ni les qualités plus romanesques, plus élevées, plus tendres de sa nature, elle s’était tournée vers la contemplation et la lecture. C’est la combinaison des facultés avec les affections, lorsque les unes et les autres se trouvent privées de mouvement, et qu’elles n’ont pas d’issue active et réelle, qui produit la Poésie, cette fille de la passion et de la pensée. Voilà pourquoi les jeunes gens mieux doués et plus isolés que leurs semblables sont, avant que les soucis réels de l’existence les aient absorbés, presque toujours poëtes ; et Florence était poëte. Chez des esprits ainsi disposés, le premier livre qui leur semble personnifier et représenter leurs sensations et leurs idées les plus chères, les plus intimes, éveille toujours un enthousiasme profond et respectueux. L’âme solitaire, mélancolique et fière de Maltravers, qui se laissait deviner dans toutes ses productions, révéla Florence à elle-même, avec tous les secrets de sa riche nature. Elle conçut pour l’homme dont l’esprit exerçait un si puissant empire sur le sien, un intérêt

  1. 250 000 francs.
  2. Tragédienne anglaise.