Page:Bulwer-Lytton - Ernest Maltravers.pdf/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi l’esclave ! Ne méprisez-vous pas son jargon insignifiant, son hypocrisie systématique ?

— De tout mon cœur, dit Ernest Maltravers presque avec violence. Nul homme ne méprisa jamais comme moi ses faux dieux et ses niaises croyances, son hostilité contre les faibles, et sa servilité vis-à-vis des puissants, son ingratitude pour ses bienfaiteurs, sa sordide alliance avec la médiocrité contre le mérite. Oui, dans la même proportion que j’aime l’humanité, je méprise et je déteste cette oligarchie, pire que celle de Venise, que l’humanité s’est donnée pour maîtresse, et qu’elle appelle « le Monde. »

Et alors, échauffé par le réveil des sentiments comprimés, qu’il avait longtemps et soigneusement cachés à tous les yeux, cet homme, ordinairement si calme et si contenu, laissa déborder, avec feu et avec passion, ces pensées tumultueuses et presque gigantesques, qui se cachent au fond de toutes les âmes, quelque effort qu’on fasse pour les régler, les maîtriser ou les dissimuler, et qui sont les semences de guerre éternelle entre l’homme naturel et l’homme artificiel, entre le génie primitif et les conventions sociales : ces pensées qui de temps à autre éclatent, pour trahir de vaines et inutiles révoltes, des luttes impuissantes contre le sort ; ces pensées que les hommes sages et honnêtes hésitent à proclamer et à propager, car elles sont un feu qui brûle aussi bien qu’il éclaire, et qui se communique de cœur en cœur, comme une étincelle dans du chanvre ; ces pensées qui règnent avec le plus d’empire dans les natures les plus élevées, mais qui relèvent des vérités dangereuses que la vertu n’ose pas proférer tout haut. Et pendant que Maltravers parlait, ses yeux étincelaient d’un feu presque éblouissant, sa poitrine se soulevait, sa stature se dilatait ; jamais aux yeux de Florence Lascelles, il ne s’était revêtu de tant de grandeur. Les chaînes qui liaient les membres vigoureux de son esprit semblaient s’être rompues, pour laisser voir en plein son âme victorieuse, comme un être qui s’est échappé de l’esclavage, qui dresse la tête vers le ciel, et qui se sent rendu à sa liberté.

Ce soir-là vit un nouveau traité d’alliance entre ces deux âmes ; jeunes, beaux, et de sexes différents, ils convinrent d’être amis, rien de plus ! les insensés !