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ajouta-t-il après un moment de silence, est-ce là une grande privation ? Peut-être est-ce un bonheur, au contraire. J’ai appris à m’appuyer sur mon âme, et à ne pas chercher ailleurs pour soutiens, des roseaux que le vent peut briser.

— Ah ! c’est là une froide philosophie, dont la sagesse peut vous satisfaire dans le monde, au milieu du bruit et du mouvement des hommes ; mais dans la solitude, avec la seule nature, oh ! non. Tant que votre esprit seul est occupé, l’orgueil du stoïcisme peut vous suffire ; mais il y a des moments où le cœur se réveille en sursaut, comme l’enfant s’éveille effrayé dans son berceau, de se sentir seul et dans l’obscurité. »

Ernest se tut, et Florence continua d’une voix altérée :

« Voici une singulière conversation, et vous devez me croire, en vérité, une personne égarée par la lecture des romans ; c’est comme cela qu’on me juge fréquemment dans le monde. Mais si je vis, je… bah ! la vie refuse l’ambition aux femmes !

— Si une femme telle que vous, lady Florence, aime jamais, ce sera quelqu’un dont la carrière pourra vous inspirer la plus noble de toutes les ambitions, l’ambition que les femmes seules sont capables d’éprouver : l’ambition pour un autre !

— Ah ! mais je n’aimerai jamais ! dit lady Florence, et son visage éclairé par la lueur des étoiles devint encore plus pâle : pourtant, ajouta-t-elle, je pourrai peut-être connaître les bienfaits de l’amitié. Voyons (et ici elle s’approcha de Maltravers, et lui posa la main sur le bras avec une gracieuse franchise), voyons, pourquoi ne serions-nous pas l’un pour l’autre comme si ce que vous appelez l’amour était une chose bannie de la terre, et que l’amitié en tînt lieu ? Il n’y a pas de danger que nous devenions amoureux l’un de l’autre. Vous n’avez pas assez de vanité pour vous y attendre de ma part, et moi, vous le savez, je suis une coquette. Soyons des amis, des confidents, du moins jusqu’au jour où vous vous marierez, ou bien où je donnerai à un autre le droit de diriger mes amitiés, et de monopoliser mes secrets. »

Maltravers tressaillit ; ce que Florence lui disait, il l’avait dit lui-même un jour à Valérie, presque dans les mêmes termes.

« Le monde, dit-il, en baisant la main qui se posait toujours sur son bras, le monde dira…

— Oh ! vous autres hommes ! Le monde, toujours le monde ! Tout ce qui est doux, tout ce qui est pur, tout ce qui est noble, grand, élevé et saint doit être souillé, rogné et mutilé selon la règle et la mesure du monde ! Le monde ! en êtes-vous donc