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d’en concevoir, il continua d’agir d’après la même tactique systématique et régulière, qu’il apportait aux détails de la vie. Il n’y avait rien en lui qui pût combattre ses froides théories par une pratique contradictoire ; car il n’était retenu par aucun principe, ni dominé par ses goûts ; et nos goûts sont souvent des freins aussi puissants que nos principes. Ferrers examina la société Anglaise et vit qu’à son âge, dans une position équivoque, et dans une situation à ne pouvoir rien risquer, il était nécessaire qu’il se dépouillât de tous les attributs caractéristiques du voyageur et du célibataire.

« Il n’y a rien de respectable, dans un appartement garni et une voiture de place, » se dit Ferrers à lui-même : car lui-même, c’était son grand confident. « Ce sont là les ressources d’une existence errante et vagabonde. On n’a jamais l’air de quelqu’un de recommandable, quand on ne paye pas d’imposition, et qu’on n’a pas un compte ouvert chez son boucher ! »

Donc, sans en dire un mot à qui que ce fût, Ferrers prit à bail une grande maison, située dans une de ces rues tranquilles qui semblent proclamer combien peu leurs propriétaires ont besoin, pour être considérés, d’habiter un quartier fashionable. Lorsqu’on prend une maison dans une de ces rues-là, chacun suppose qu’on en a les moyens. Il attacha beaucoup d’importance à ce que ce fût une rue bien famée ; son choix s’arrêta enfin sur Great-George-Street Westminster. Lumley Ferrers n’admit dans ses grands salons sombres aucun de ces bibelots ni de ces colifichets qu’on rencontre communément dans la maison d’un jeune célibataire ; point de meubles de Boule ou en marqueterie, point de porcelaines de Sèvres ni de tableaux de genre. Il acheta à très-bon compte tous les meubles de l’ancien locataire : des rideaux de perse brune, des chaises et des sofas, que la poussière de vingt-cinq années rendait vénérables et imposants. Il mit pourtant une sollicitude toute particulière à se procurer deux seules choses : une table de salle à manger fort longue, qui pût tenir vingt-quatre personnes, et un buffet neuf, en acajou. Quelqu’un lui demanda pourquoi il tenait tant à ces deux articles.

« Je n’en sais rien, répondit-il ; mais j’ai remarqué que tous les hommes établis et considérés y tiennent. Il doit y avoir quelque chose là-dessous : je finirai bien par trouver le mot de l’énigme. »

M. Ferrers s’installa donc dans cette maison avec deux servantes d’âge mûr et un domestique sans livrée, qu’il choisit