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déplaisait à son platonisme élevé. Mais il sentit, presque pour la première fois, que Ferrers était homme à faire son chemin dans le monde ; et il soupira. J’espère que ce fut par compassion pour le monde.

Après quelques moments de conversation sur des sujets indifférents, on annonça Cleveland ; et Ferrers, qui ne pouvait tirer aucun parti de celui-là, se retira bientôt. Ferrers commençait à devenir économe de son temps.

« Mon cher Maltravers, dit Cleveland lorsqu’ils se trouvèrent seuls, je suis bien enchanté de vous voir ; car d’abord, je me réjouis d’apprendre que vous allez étendre votre sphère d’utilité.

— D’utilité ? Ah ! laissez-moi le croire ! La vie est si incertaine et si courte que nous ne saurions trop tôt apporter le peu que nous pouvons en tirer au grand trésor public du beau et de l’honnête, car l’un et l’autre appartiennent à l’utile et doivent en faire le fond. Mais en politique, et dans un état de choses aussi artificiel que le nôtre, combien de doutes nous entourent ! Quelles ténèbres nous environnent ! Si nous laissons passer les abus, nous nous faisons un jeu et de notre raison et de notre intégrité : si nous les attaquons, nous pouvons fatalement déranger cet ordre solennel et conventionnel, qui est le grand ressort de l’immense machine. Et puis que voulez-vous que fasse, dans cette atmosphère méphitique, un homme seul, mal préparé peut-être par ses aptitudes à cette voie rude et grossière !

— Il peut faire beaucoup, même sans éloquence et sans travail ; il peut faire beaucoup, quand ce ne serait que d’offrir l’exemple d’un homme honnête et impartial, au milieu d’une foule d’ambitieux égoïstes et de fanatiques ardents. Il peut faire plus encore s’il s’enrôle parmi les représentants de cette chose qui jusqu’ici n’a jamais été représentée, la littérature ; s’il rachète par une ambition au-dessus des honneurs et des récompenses la réputation de servilité que les poëtes de cour ont faite aux lettres ; s’il réussit à prouver que les études spéculatives ne sont pas incompatibles avec les exigences de la vie pratique ; s’il maintient la dignité de désintéressement qui doit être le propre du savoir. Mais le but d’une morale scientifique ce n’est pas seulement d’être utile aux autres, c’est aussi de se perfectionner soi-même. Notre âme est un dépôt sacré confié à notre vie. Vous allez ajouter à l’expérience que vous possédez déjà des motifs humains, et des hommes