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Dites à un homme, au sommet de ses triomphes, qu’il porte la mort dans son sein, et voyez si la pensée peut éprouver une crise plus effrayante ou plus terrible !

Maltravers, ainsi que nous l’avons vu, s’était peu soucié de la gloire jusqu’au moment où la gloire s’était trouvée à sa portée ; dès lors, à chaque pas qu’il avait fait, des hauteurs imprévues, de nouvelles Alpes avaient surgi devant lui. Chaque conjecture nouvelle avait mis en lumière une vérité nouvelle, qu’il fallait soutenir ou défendre. La rivalité et la concurrence faisaient bouillonner son sang, et stimulaient ses facultés. Il avait l’ardeur généreuse, l’esprit d’émulation du cheval de course. Toujours en mouvement, toujours en progrès, encouragé par les sarcasmes de ses ennemis, plus encore que par les applaudissements de ses amis, le désir de la gloire était devenu un besoin de son existence. Quand on est lancé dans la carrière, peut-on s’arrêter avant le tombeau ? Où donc est le terme défini de cette ambition qui, semblable à l’oiseau oriental, paraît voler toujours sans jamais se reposer sur la terre ? Le nom de l’écrivain n’est jugé qu’après sa mort ; alors, s’il s’est arrêté en chemin, s’il n’a pas tenu les promesses de son jeune passé, les fantômes de ses œuvres deviennent d’éternels censeurs, des Némésis impitoyables. Le repos c’est l’oubli ; s’arrêter, c’est défaire la trame qu’on avait ourdie de ses mains, jusqu’à ce que la tombe se soit refermée sur l’aspirant à la gloire, et que les hommes justes, quand il est trop tard, aient prononcé entre lui et ses rivaux, en le jugeant, non par les moindres, mais par les plus grandes victoires qu’il ait remportées.

Oh ! quel accablant sentiment d’impuissance on éprouve, quand on sent que le corps n’a plus la force de soutenir l’esprit, que la main ne peut plus exécuter ce que l’âme, aussi active que jamais, conçoit et médite ! C’est l’être vivant enchaîné à un cadavre ; d’une part les idées qui, fraîches comme l’immortalité, surgissent abondantes et dorées, et de l’autre les nerfs brisés, les membres endoloris, les yeux fatigués ! L’esprit a soif de liberté, il voudrait s’élever jusqu’aux cieux, et l’on sait par une intuition accablante et odieuse, qu’on est emprisonné, muré dans un cachot, qui deviendra un sépulcre ! Ne parlez pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour l’homme dont le corps est la prison, et les infirmités le bourreau de son génie.

Maltravers s’arrêta enfin, et fatigué, épuisé, il se jeta sur un canapé. Involontairement, et comme par un instinct machinal