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ne devrions pas être honteux ; notre causerie a positivement interrompu la musique. Avez-vous vu comme lord Doningdale l’a fait cesser, en m’adressant un salut, comme pour me dire, par un reproche courtois : « Elle ne vous gênera pas davantage, madame ! Je ne veux plus être complice d’un délit contre le bon goût ! »

En disant ces mots, la Française se leva, et, fendant le groupe qui l’environnait, elle se retira à l’autre bout de la chambre : Ernest la suivit des yeux. Tout à coup elle lui fit signe de venir ; il s’approcha, et s’assit à côté d’elle.

« M. Maltravers, dit Valérie dont la voix avait une grande douceur, je ne vous ai pas encore exprimé tout le bonheur que j’ai ressenti de votre génie. Pendant l’absence, vous m’avez permis de causer avec vous ; vos livres ont été pour moi des amis bien chers. Comme nous allons bientôt nous séparer de nouveau, permettez-moi de vous dire cela franchement et sans flatterie ! »

Ces mots préparèrent les voies à une conversation qui se rapprochait plus des frontières du passé que toutes celles qu’ils avaient eues ensemble jusque-là. Mais Ernest était sur ses gardes et Valérie épiait toutes ses paroles, tous ses regards, avec un intérêt qu’elle ne pouvait dissimuler : un intérêt qui tenait du désappointement.

« Il y a de l’entraînement à gravir une montagne, dit Valérie, quoiqu’il y ait de la fatigue, et quoique, arrivés au sommet, les nuages puissent nous voiler la perspective ; c’est un entraînement qui cause un plaisir universel ; il semble que ce soit le résultat d’un instinct naturel à l’homme, qui le pousse à s’élever, à sortir des ornières communes, du niveau ordinaire de la vie. C’est un plaisir de ce genre que doit vous faire éprouver l’ambition intellectuelle, dans laquelle l’esprit est comme un voyageur qui gravit la montagne.

— Le plaisir ne vient pas de l’ambition, répondit Maltravers, il vient de la satisfaction qu’on éprouve à suivre un sentier conforme à ses goûts, et qui devient bientôt cher par la puissance de l’habitude. Les moments où l’on regarde au delà de son œuvre, et où l’on se voit assis à l’ombre du laurier immortel, sont rares. C’est l’œuvre elle-même, que ce soit œuvre d’action ou de littérature, qui intéresse et stimule. Et, à la fin, la sécheresse du travail disparaît sous la familière douceur de l’habitude. Mais, dans le labeur intellectuel, il y a un autre charme, on y devient plus intime avec sa propre nature. Le