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masse du public en général. Il avait appelé comme témoins et comme juges, le peuple entier de sa patrie et des autres pays ; aussi toutes les coteries du monde auraient perdu leur temps contre lui. Il était dans une position semblable à celle du représentant d’une vaste circonscription électorale, qui peut impunément offenser les individus, tant qu’il sait ménager la masse des électeurs. Mais, tout en fuyant la société des ennuyeux et des oisifs, il prit soin de ne pas se séparer complétement du monde. Il se forma un entourage selon ses goûts : il prit plaisir aux mâles et intéressants événements de son époque, il développa son esprit d’observation, il étendit sa sphère d’auteur en se mêlant comme citoyen hardiment et librement à toutes les classes. La littérature fut pour lui ce que l’art est à l’artiste, ce que la maîtresse est à l’amant, une joie absorbante et passionnée. Il en fit sa divine et glorieuse profession ; il l’aima par vocation, il dévoua à ses travaux et à ses honneurs, sa jeunesse, ses soins, ses rêves, son esprit, son cœur, et son âme. Dans le sacerdoce qu’il avait embrassé, ce fut un enthousiaste silencieux, mais convaincu. Il croyait que c’était de la littérature qu’était venu tout ce qui avait éclairé les nations, et rendu les hommes plus humains. Et ce qui lui faisait le mieux aimer la littérature c’est que ses honneurs ne sont pas ceux du monde ; c’est qu’elle ne distribue ni des rubans, ni des crachats, ni des places brillantes, à son choix. Un nom voué à la profonde reconnaissance et au plaisir héréditaire des hommes, tel est le seul titre qu’elle donne. Elle est la grande église primitive du monde, sans papes, ni muftis, sans sinécures, ni bénéfices, ni hiérarchies. Comme les grands prophètes des temps passés, ses desservants en parlant à la terre ne lui demandent qu’une chose : c’est qu’on les entende et qu’on les croie. Le cœur plein de ce fanatisme, Ernest Maltravers poursuivait son chemin dans la grande procession de ceux qui se dirigent, le myrte en main, vers des autels sacrés. Il portait le thyrse, et il avait foi dans le dieu. Par degrés son fanatisme le conduisit à cette philosophie que de Montaigne aurait voulu qu’il dût à la froide raison ; il devint indifférent aux épines du chemin, aux orages du ciel. Il apprit à mépriser et l’inimitié qu’il provoquait, et les calomnies qui venaient l’assaillir. Quelquefois il gardait le silence, mais quelquefois aussi il répondait aux attaques ; semblable au soldat qui sert une cause, il croyait que, lorsque cette cause était insultée en sa personne, il pouvait, sans crainte et sans reproche, se