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qui puisse nous rendre justice. Est-ce vanité ? C’est possible. Pourtant une pareille vanité donne de l’humilité. C’est alors seulement qu’on apprend toute la différence qui existe entre la Renommée et la Gloire, entre Aujourd’hui et l’Immortalité.

— Pensez-vous, répliqua de Montaigne, que les morts n’aient pas éprouvé la même chose, au premier pas qu’ils ont fait dans la voie qui conduit à cette vie au delà de la vie ? Continuez à cultiver votre esprit, à développer par l’exercice votre génie, à vous efforcer de charmer ou d’instruire vos semblables ; et en supposant même que vous n’atteigniez à la hauteur d’aucun des modèles que vous vous proposez de suivre, en supposant que votre nom périsse avec vous, pourtant vous aurez plus noblement passé votre vie que la foule des oisifs. En admettant que vous n’obteniez pas ce glorieux hasard d’un nom ici-bas, comment savez-vous si vous ne vous êtes pas préparé à une haute destinée, à un noble emploi dans le monde non des hommes, mais des esprits ? Les puissances de l’intelligence sont des choses qui ne peuvent être moins immortelles que le simple sentiment de l’identité ; leurs conquêtes nous suivent dans notre marche éternelle ; et peut-être atteignons-nous, plus tard, à un grade plus ou moins élevé, selon que, par le développement de nos facultés, nous sommes plus ou moins aptes à comprendre et à exécuter les solennels décrets de Dieu. L’homme sage est plus proche des anges que l’insensé. C’est-là peut-être un dogme apocryphe, mais ce n’est pas une théorie impossible.

— Mais il se peut aussi que nous sacrifiions les solides jouissances de la vie réelle à la poursuite d’une espérance qui, vous le reconnaissez avec justice vous-même, peut n’être qu’apocryphe ; et il est possible que notre savoir ne compte pour rien aux yeux de celui qui connaît toutes choses.

— Très-bien, dit de Montaigne en souriant ; mais répondez-moi franchement. En vous livrant à votre ambition intellectuelle, faites-vous véritablement le sacrifice des solides jouissances de la vie ? S’il en est ainsi, le système que vous poursuivez n’est pas bon. Vos occupations intellectuelles ne devraient que vous faire jouir davantage de ces plaisirs qui sont les véritables délassements de la vie. Et ceci s’applique à vous tout particulièrement, puisque vous êtes assez heureux pour ne pas être réduit à chercher dans la littérature des moyens de subsistance ; s’il en était autrement je vous conseillerais plutôt de vous faire savetier qu’auteur. Nul homme ne doit tenter les hautes