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CHAPITRE IV.

Lucien. — Celui qui est né pour être homme, ne doit et ne peut être rien de plus noble, de plus grand, de meilleur qu’un homme.

Peregrinus. — Mais, mon bon Lucien, par la raison même qu’il ne peut devenir moins qu’un homme, il devrait toujours tâcher d’être plus.

(Wieland. Peregrinus Proteus.)

Deux années s’étaient écoulées, depuis la date du dernier chapitre, avant que Maltravers eût reparu dans le monde. Ces deux années avaient suffi pour produire une révolution dans sa destinée. Ernest Maltravers avait perdu les droits heureux de l’homme privé ; il s’était donné au public ; il avait livré son nom à la discussion des autres, et il était devenu une chose que tout le monde avait le droit de louer, de blâmer, d’examiner, d’espionner. Ernest Maltravers était devenu auteur.

Que nul homme ne tente Dieu et les Colonnes[1], sans avoir bien pesé les conséquences de cette expérience. Celui qui publie un livre, et qui obtient un honnête succès, a franchi là une formidable barrière. Bien souvent il lui arrivera de regretter en soupirant le pays qu’il a quitté à tout jamais. La belle et décente obscurité du foyer n’est plus. Il ne doit plus éprouver la juste indignation d’une mâle fierté lorsqu’on le raille ou qu’on l’injurie. Il s’est séparé de l’ombre qui protégeait sa vie. On a le droit de dénaturer les motifs qui le font agir, de noircir sa réputation : ses manières, sa personne, son costume, sa démarche même, sont devenus les aliments légitimes de la médisance et de la raillerie. Il ne peut plus rétrograder, il ne peut même pas s’arrêter. Il a choisi la voie qu’il voulait parcourir, et tous les sentiments naturels, qui forment les nerfs et les muscles de l’être actif, le poussent à continuer. S’arrêter c’est une défaite. Il a annoncé au monde qu’il voulait se faire un nom ; et sous peine de passer pour un imposteur, il faut qu’il tienne parole. Cependant Maltravers n’avait pas songé à tout cela, lorsque, enivré par ses rêves et ses

  1. Horace.