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Darvil se laissa retomber sur son siége d’un air morose et terrassé. L’honnête homme avait l’avantage sur le vaurien.

« Si vous aviez été aussi pauvre que moi, pardieu ! vous auriez été un fameux escroc !

— Je ne le pense pas, dit le banquier ; je crois que l’escroquerie est d’une très-mauvaise politique. J’ai peut-être été aussi pauvre que vous, mais je ne suis jamais devenu escroc.

— Mais vous ne vous êtes jamais trouvé dans les mêmes circonstances que moi, répondit Darvil d’un air sombre. Je suis fils de gentilhomme. Voyons ! je veux vous raconter mon histoire. Mon père était bien né, mais il épousa une servante lorsqu’il était au collége ; sa famille le ruina, et le laissa mourir de faim. Il succomba dans cette lutte contre une misère à laquelle il n’avait pas été habitué, et ma mère rentra en service ; elle devint femme de charge d’un vieux garçon, et m’envoya en pension. Mais ma mère eut des enfants avec le vieux garçon, et l’on me retira de pension pour me mettre dans le commerce. Tous me haïssaient, car j’étais laid ; malédiction sur eux tous ! Ma mère m’envoya promener ; j’avais besoin d’argent. Je volai le vieux garçon. On me mit en prison, et j’y appris à voler mieux dorénavant. Ma mère mourut ; je me trouvai seul au monde. Le monde était mon ennemi ; je ne pus me raccommoder avec le monde, ainsi nous nous déclarâmes la guerre. Vous comprenez, mon vieux ? J’épousai une femme pauvre et jolie. Ma femme me rendit jaloux ; j’avais appris à soupçonner tout le monde. Alice naquit ; je ne croyais pas qu’elle m’appartînt ; elle ne me ressemblait pas ; peut-être était-ce l’enfant d’un gentilhomme. Je hais, j’abhorre les gentilshommes. Un soir je me grisai. Je donnai un coup de pied dans le ventre à ma femme trois semaines après son accouchement. Ma femme mourut. J’allai en cour d’assises. On m’acquitta. Je me rendis dans un autre comté. Ayant eu une espèce d’éducation, et étant intelligent, je trouvai du travail comme ouvrier. Je haïssais le travail comme je haïssais les gentilshommes, car n’étais-je pas gentilhomme par le sang ? c’était là mon malheur. Alice grandit ; je ne la considérai jamais comme de ma chair et de mon sang. Sa mère était une… Pourquoi ne serait-elle pas de même ? Là, en voilà assez pour excuser, j’espère, tout ce que j’ai jamais fait. Je maudis le monde ! je maudis la fortune ! je maudis la beauté ! je maudis… je maudis tout !

— Vous avez été un homme très-maladroit, dit le banquier ;