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à moins que le général eût eu des constables[1] pour aides de camp.

Le banquier se trouva tout déconcerté.

« Dites donc, monsieur je ne sais qui ! dit Darvil en avalant un verre d’alcool pur comme si c’eût été de l’eau ; ne vous figurez pas que vous allez m’en faire accroire. Que diable vous importe au fond la considération ou le bien-être de ma fille, et tout ce qui s’ensuit, malgré votre air grave, vieux finaud ! C’est ma fille elle-même que vous flairez ! et, sur ma foi, mon Alice est une fort jolie fille ; fort jolie, mais bizarre comme un clair de lune. Allez, vous ferez un bien meilleur marché avec moi qu’avec elle. »

Le banquier devint cramoisi ; il se mordit la lèvre, et mesura de la tête au pied son compagnon (qui s’étalait sur le sofa) comme s’il réfléchissait aux moyens de le jeter du haut en bas de l’escalier. Mais Luc Darvil aurait assommé le banquier et tous ses clercs par-dessus le marché. Son corps était comme un faisceau de nerfs et de muscles que dame nature avait eu le soin d’emballer aussi serré que possible. Un boxeur y aurait réfléchi à deux fois avant d’en venir aux prises avec un pareil adversaire. Le banquier était un homme prudent jusqu’à l’excès, et il recula sa chaise de quelques pouces, en achevant son examen.

« Monsieur, dit-il alors très-tranquillement, ne nous méprenons pas. Votre fille n’a rien à craindre de votre part. Si vous l’inquiétez, la loi la protégera…

— Elle n’est pas majeure, dit Darvil. À votre santé, mon vieux !

— Qu’elle soit majeure ou non, dit le banquier sans faire attention à la politesse contenue dans cette dernière phrase, il m’importe fort peu. Je connais assez la loi pour savoir que, comme elle a des amis riches dans cette ville et que vous n’en avez pas, elle sera protégée, tandis qu’on vous enverra au moulin de discipline.

— Voilà qui est parlé en sage, dit Darvil, qui témoigna pour la première fois une espèce de respect. Vous commencez à envisager les choses sous un aspect pratique, comme nous disions autrefois au club.

— Je vais vous dire ce que je ferais si j’étais à votre place, monsieur Darvil. Je quitterais ma fille et cette ville demain matin, et je promettrais de n’y jamais revenir, de ne jamais

  1. Officiers de police.