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voiles de gaze verte ou brune. Deux à deux et trois à trois, elles ont successivement disparu sur le seuil des petites maisons proprettes, environnées de petites grilles, encadrant de petits parterres de verdure. Le seuil, la maison, la grille et le parterre sont aussi semblables les uns aux autres que ces petites tables des bosquets, dans les restaurants de la banlieue, qui présentent à l’œil ébloui la répétition invariable, multipliée comme dans les fragments d’un miroir brisé, d’un seul et même individu, monté sur quatre pieds. Paradise Place était une série de tables à bosquets.

Il avait passé dans la rue une vache suivie d’une laitière ; puis deux jeunes commis de magasin endimanchés, amateurs de demoiselles, y avaient fait une reconnaissance infructueuse, et s’en étaient allés découragés. Le crépuscule s’avançait tout doucement ; et quoique les étoiles commençassent à poindre, il faisait encore clair. Alice Darvil était assise à la fenêtre ouverte d’une des petites maisons de la rue. Elle avait été occupée à un travail d’aiguille (ce gracieux prétexte qu’ont les femmes pour penser) mais, à mesure que ses rêveries se multipliaient, et que l’obscurité croissait, elle avait machinalement laissé tomber son ouvrage et ses mains sur ses genoux. Son profil était tourné vers la rue, et sans bouger la tête, sans changer d’attitude, elle jetait de temps en temps un regard sur la petite fille qui, fatiguée de jouer, était venue s’accroupir par terre à côté d’elle, et qui, étonnée peut-être de n’être pas encore couchée, paraissait aussi tranquille que la jeune mère elle-même. Quelquefois les yeux d’Alice s’emplissaient de larmes, et alors elle soupirait comme pour faire sécher ses pleurs. Mais si la pauvre Alice s’affligeait, sa douleur était une affliction silencieuse et résignée.

La rue était complétement déserte lorsqu’un homme passa sur le trottoir, de l’autre côté du chemin. Ses vêtements grossiers et simples tenaient le milieu entre le costume d’un ouvrier et d’un fermier ; mais pourtant il y avait une certaine affectation d’élégance dans le flamboyant mouchoir de soie écarlate, attaché à la façon d’un matelot ou d’un contrebandier autour de son cou nerveux. Le chapeau était posé gaillardement de côté, et une chaîne de montre, ornée de cachets, et qui jurait d’une manière assez équivoque avec le reste du costume, brillait et s’étalait sur un gilet à rayures voyantes. Ce passant était couvert de poussière ; et comme la rue en question se trouvait dans un faubourg touchant à la grande route, et formant une