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Le banquier prit la main d’Alice, et la pressa avec beaucoup d’onction. Alice le regarda avec gravité et retira instinctivement sa main.

Le banquier abaissa ses lunettes et la regarda par-dessus ; ses yeux étaient encore beaux et expressifs.

« Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il.

— Alice ; Alice Darvil, monsieur.

— Eh bien ! Alice, nous étions en train de discuter ce qu’il valait mieux que vous fissiez. Vous désirez gagner votre vie, et peut-être vous marier plus tard à quelque honnête homme ?

— Me marier, monsieur ? Jamais ! dit Alice avec chaleur, et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Et pourquoi ?

— Parce que je ne le reverrai plus jamais sur la terre, lui, et qu’on ne se marie pas au ciel. »

Le banquier fut touché, car il n’était pas plus mauvais que ses semblables, bien qu’il s’efforçât de leur faire croire qu’il était meilleur.

« C’est bon, il sera toujours temps de s’occuper de cela ; mais en attendant vous aimeriez à gagner votre vie ?

— Oui, monsieur. Son enfant ne doit être à charge à personne, ni moi non plus. Pendant un moment j’ai souhaité mourir ; mais alors qui aurait aimé ma petite fille ? À présent je voudrais vivre.

— Mais quel genre de travail préféreriez-vous ? Voudriez-vous entrer dans une famille en capacité de… non, pas de domestique, vous êtes trop délicate pour cela ?

— Oh ! non… non !

— Mais encore pourquoi ? demanda le banquier d’un ton bienveillant quoique surpris.

— Parce que, répondit Alice d’un ton presque solennel, il y a des moments où je sens qu’il faut que je sois seule. Je crains quelquefois qu’il ne me manque quelque chose là (et elle se toucha le front). On m’appelait l’idiote avant que je l’eusse connu, lui ! Non, je ne saurais vivre chez les autres, car je ne puis pleurer que lorsque je suis seule avec mon enfant ! »

Ces paroles furent dites avec une simplicité si naïve, et par cela même si pathétique, que le banquier se sentit fort ému. Il se leva, tisonna le feu, se rassit, et dit d’un ton emphatique :

« Alice, je veux être votre ami. J’aime à croire que vous en serez digne. »