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ne faites donc pas la bête ; voyons, prenez un peu de genièvre ; prenez-en donc, vous dis-je. Comment ! vous ne voulez pas ? Eh bien ! à votre santé, et je vous souhaite meilleur goût à l’avenir ! »

Lorsque la porte se referma sur Darvil, des larmes vinrent pour la première fois soulager Alice. Ce fut une faiblesse de femme qui lui valut cette consolation de femme. Ces vêtements… ils lui avaient été donnés par Ernest ; Ernest les avait choisis ; c’étaient les dernières reliques de cette existence délicieuse qui semblait avoir fui pour toujours. Elle allait donc perdre à jamais toutes traces de cette vie enchanteresse ; toutes traces de lui, son amant, son protecteur, son adoré : toutes traces d’elle-même telle que l’amour l’avait régénérée. Il lui semblait subir (ainsi qu’elle l’avait lu quelque part, dans les petits volumes élémentaires auxquels se bornait toute sa connaissance de l’histoire) cette dernière cérémonie fatale par laquelle les malheureux condamnés à perpétuité aux mines de la Sibérie sont revêtus de la livrée de l’esclavage ; de sorte que le nom qu’ils ont porté, les annales de leur vie passée sont effacées à jamais, et eux-mêmes ensevelis au fond de vastes déserts, d’où la miséricorde même du despotisme, si jamais elle se réveillait, ne pourrait les rappeler ; car tout témoignage de leur existence, toute individualité, toute marque qui puisse les distinguer du reste des humains est à jamais rayée du calendrier du monde. Elle sanglotait encore, en proie à une crise de douleur véhémente et irrésistible, lorsque Darvil rentra.

« Comment ? vous n’êtes pas encore habillée ? s’écria-t-il, d’une voix de brutale impatience. Je ne veux pas de ça, entendez-vous. Si dans deux minutes vous n’êtes pas prête, je vous enverrai John Walters pour vous aider ; et il n’a pas la main douce, je vous en réponds. »

En entendant cette menace Alice revint à elle.

« Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle, avec douceur.

— Alors dépêchez-vous, dit Darvil ; on est en train d’atteler. Et faites attention, petite ; on poursuit en ce moment votre père pour le faire pendre, et dans une situation pareille on n’est pas bien scrupuleux. Si vous essayez de vous enfuir, si vous faites ou si vous dites quelque chose qui puisse nous dénoncer, par le diable et l’enfer (s’il est vrai qu’il y ait un enfer et un diable) mon couteau et votre gorge feront connaissance. Ainsi faites attention ! »