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plète. De sorte que s’ils ne sont pas de premier ordre à toute éternité, ils sont de premier ordre dans leur temps. Mais Castruccio n’est que l’écho des autres ; il ne peut ni fonder ni renverser une école. Pourtant (ajouta de Montaigne, après un moment de silence) cette malheureuse maladie de mon beau-frère se guérirait peut-être, s’il n’était pas Italien. Dans votre pays de mouvement et d’activité, après avoir échoué comme poëte, il embrasserait insensiblement quelque autre carrière, et sa vanité, sa manie de briller trouveraient une application rationnelle et digne d’un homme. Mais en Italie que peut faire un homme de moyens, s’il n’est ni poëte, ni brigand ? S’il aime son pays, ce crime est suffisant pour l’écarter de tout emploi civil, et son esprit ne peut faire un pas dans les voies hardies de la spéculation, sans se heurter contre l’Autrichien ou le Pape. Non ; ce que je puis espérer de mieux pour Castruccio, c’est qu’il finira par devenir antiquaire, et par se disputer avec les Romains à propos de ruines. Cela vaut encore mieux que de faire des vers médiocres. »

Maltravers gardait un silence rêveur. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les opinions de de Montaigne ne décourageaient pas sa nouvelle et secrète ardeur pour les triomphes intellectuels. Non pas qu’il se sentît capable alors de les réaliser ; mais il sentait que sa nature était de fer, et il savait qu’un homme qui a du fer dans sa nature, doit finir par trouver quelque moyen de façonner ce fer à son usage.

L’hôte et son convive furent en ce moment accostés par Castruccio lui-même, silencieux et sombre, comme du reste il l’était presque toujours, surtout dans la société de de Montaigne, en présence de qui il sentait son amour-propre froissé ; car, bien qu’il fît tout ce qu’il pouvait pour mépriser son inflexible beau-frère, le jeune poëte était contraint de reconnaître que de Montaigne n’était pas un homme qu’on pût mépriser.

Maltravers dîna chez les de Montaigne, et passa la soirée avec eux. Il ne put s’empêcher d’observer que Castruccio, qui, dans ses vers, affectait les sentiments les plus tendres, et qui, en effet, était dans l’origine doux et affectueux de nature, s’était trop aigri par le pire de tous les vices intellectuels l’éternelle contemplation des qualités et des talents qu’il se reconnaissait, par un dépit constant des humiliations et des injustices qu’il subissait, pour contribuer jamais à l’agrément des personnes qui l’entouraient. Il n’avait aucune des petites pratiques de la bienveillance sociale ; il n’avait pas cette jeu-