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quelque sensé qu’il soit, sent battre un cœur dans sa poitrine, et une grande nation ne saurait être un égoïste mécanisme d’horloge. Supposons que vous et moi nous soyons des hommes sensés et prudents, et que nous voyons dans la foule un forcené qui assomme injustement un malheureux, nous serions des brutes et non des hommes si nous n’intervenions pas entre ce sauvage et sa victime ; mais si nous allions nous précipiter dans la foule, armés de gros bâtons, en commençant par frapper sur nos voisins, dans l’espoir que les spectateurs s’écrieront ; « Voyez ce gaillard-là, comme il est fort et hardi ! » alors nous ne serions que des fous stimulés seulement par un motif de sotte vanité. Je crains que vous ne trouviez, dans l’histoire militaire des Français et des Anglais, l’application de ma parabole.

« Cependant, j’avoue qu’il y a une vaillance, une noble ardeur de chevalerie normande dans toute la nation française, qui me fait pardonner la plupart de ses excès, et penser qu’elle est destinée à un grand avenir, quand l’expérience aura modéré la chaleur de son sang. Chez certaines nations, comme chez certains hommes, la maturité est lente à venir ; d’autres sont viriles dès le berceau. Les Anglais, grâce à leur vigoureuse origine saxonne, raffermie plutôt qu’affaiblie par l’infusion du sang normand, les Anglais n’ont jamais eu d’enfance. Cette différence est frappante lorsqu’on cherche les représentants des deux nations parmi leurs grands hommes, hommes de lettres, comme hommes d’action.

« Oui, continua de Montaigne, chez Milton et Cromwell il n’y a rien de l’enfant précoce. Je n’en puis dire autant de Voltaire et de Napoléon. Richelieu même, le plus mâle de nos hommes d’État, a dans sa nature assez de l’enfant français pour se croire un beau garçon, un galant, un bel-esprit et un poëte. Quant aux écrivains de l’école de Racine, ils n’étaient pas encore sortis des lisières de l’imitation, froids copistes d’une école pseudo-classique, où ils ne voyaient que la forme, au lieu de pénétrer l’esprit. Qu’y a-t-il de moins romain, de moins grec, de moins hébraïque, que leurs tragédies romaines, grecques et hébraïques ? Votre rude poëte, Shakspeare, dans Jules César, et même dans Troïlus et Cressida, a plus de l’esprit antique, précisément parce que ce ne sont point du tout des imitations de l’antique. Mais nos poëtes français ont copié les gigantesques figures du passé, exactement comme une pensionnaire copie un dessin, en le plaçant contre une vitre pour en calquer les lignes sur du papier végétal.