Page:Bulwer-Lytton - Ernest Maltravers.pdf/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quoique Ernest éprouvât de l’affection pour Teresa, et que Castruccio l’intéressât vivement, c’était de Montaigne qui lui inspirait le sentiment plus élevé et plus sérieux de l’estime. Le Français connaissait un monde bien plus étendu que celui des coteries. Il avait servi dans l’armée, il avait rempli avec distinction des emplois civils, et il possédait cette organisation morale, robuste et saine, qui peut s’adapter à toutes les phases de la société, et estimer froidement les chances de la destinée humaine. Les épreuves et l’expérience en avaient fait ce vrai philosophe, trop sage pour être optimiste, trop juste pour être misanthrope. Il jouissait de la vie avec modération, et poursuivait le sentier qui lui convenait le mieux, sans prétendre que ce fût celui qui convenait le mieux aux autres. Il se montrait peut-être un peu sévère à l’égard des fautes qui proviennent seulement de la faiblesse et de la vanité ; mais non pour celles qui ont leur source dans les grands caractères ou les pensées généreuses. Au nombre de ces traits caractéristiques, il possédait une profonde admiration pour l’Angleterre. Il éprouvait pour sa patrie un sentiment mêlé d’amour et de dédain. L’impétuosité et la légèreté de ses compatriotes froissaient ses idées de dignité sérieuse. Il ne pouvait leur pardonner, disait-il souvent, d’avoir fait en vain les deux grandes expériences de la révolution populaire et du despotisme militaire. Il n’avait de sympathie, ni pour les jeunes enthousiastes qui voulaient une république, sans bien approfondir le terrain des habitudes et des coutumes, sur lequel cette institution doit être édifiée, si l’on veut qu’elle soit durable ; ni pour la chevalerie ignorante et brutale qui soupirait après le rétablissement d’un empire guerrier ; ni pour les bigots stupides et arrogants, pour qui toute idée d’ordre et de gouvernement était inséparable de la dynastie fatale et usée des Bourbons. En résumé, le bon sens était pour lui, le principium et fons de toute théorie et de toute pratique. Et c’était cette qualité qui l’attachait aux Anglais. Sa philosophie, à ce sujet, était assez curieuse.

« Le bon sens, dit-il à Maltravers, un jour qu’ils se promenaient ensemble sur le rivage du lac, auprès de sa villa, le bon sens n’est pas, comme on le croit un attribut purement intellectuel : c’est plutôt le résultat d’un juste équilibre de toutes nos facultés, spirituelles et morales. Les malhonnêtes gens, ou ceux qui sont le jouet de leurs passions, peuvent avoir du génie ; mais ils ne montrent que rarement, pour ne pas dire