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ments des passions. Dans ces moments-là on trouve de l’attrait à ces sentiments plus calmes qui entretiennent, sans la surexciter, la circulation des affections. Maltravers éprouvait pour Teresa, si spirituelle, si mobile, si remuante, la bienveillante amitié d’un frère. C’était la dernière femme au monde dont il eût pu jamais devenir amoureux ; car son naturel ardent, susceptible, mais exigeant dans ses goûts, demandait du calme dans les manières et le tempérament de la femme qui pouvait lui inspirer de l’amour, et Teresa savait à peine ce que c’est que le repos. Soit qu’elle jouât avec ses enfants (elle en avait deux charmants, dont l’aîné avait six ans), soit qu’elle taquinât son calme et méditatif époux, soit qu’elle récitât des vers improvisés, ou qu’elle jouât sur le piano ou la guitare des morceaux qu’elle n’achevait jamais, ou qu’elle fît des excursions sur le lac, ou, en résumé, dans toutes les actions de sa vie, c’était toujours la Cynthie du moment. Toujours mobile et gaie, toujours d’humeur égale, elle ne reconnaissait nul souci et nulle contrariété dans la vie ; elle n’était susceptible de chagrin que lorsque la santé délicate, ou le caractère malheureux de son frère venait assombrir son atmosphère de brillant soleil. Même alors, la joyeuse élasticité de son esprit et de son tempérament dissipait bientôt ces moments de tristesse ; elle se persuadait que la santé de Castruccio se raffermirait d’année en année, et qu’il deviendrait un homme célèbre et heureux. Castruccio lui-même vivait, selon l’expression romanesque des rimailleurs, « d’une vie de poëte. » Il aimait à voir le soleil se lever sur les Alpes lointaines, ou la lune argenter à minuit la surface du lac. Il passait la moitié du jour, et souvent la moitié de la nuit, en promenades solitaires, accouplant ses rimes éthérées, ou se livrant à ses sombres rêveries ; il regardait la solitude comme l’élément du poëte. Hélas ! Dante, Alfieri, Pétrarque même, auraient pu lui enseigner qu’un poëte doit connaître à fond les hommes aussi bien que les montagnes, s’il veut devenir créateur. Lorsque Shelley, dans l’une de ses préfaces, se vante que les Alpes, les glaciers, et Dieu sait quoi encore, lui sont familiers, le critique qui a le sentiment de l’art ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne se soit pas plutôt familiarisé avec Fleet-Street et le Strand. Peut-être alors, ce génie remarquable, aurait-il été plus capable de créer des personnages de chair et d’os, et de composer des ensembles complets et substantiels, au lieu de ces fragments brillants mais confus.