Page:Bulwer-Lytton - Ernest Maltravers.pdf/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vos vers ; et moi je jouerai auprès de vous le rôle de la vieille servante de Molière. »

Maltravers avait un grand fonds de bienveillance naturelle dans l’occasion, quoiqu’il n’eût pas par excès de cette soi-disant bonne humeur qui flotte à la surface, et sourit également à tout le monde. Il avait beaucoup du lait de la bienveillance humaine, mais peu de son huile.

Le poëte consentit, et quelques moments après, ils voguaient sur le lac. Il faisait une chaleur accablante, et il était midi ; la barque glissait doucement à l’ombre du rivage, et Cesarini tira de sa poche des manuscrits couverts d’une belle et fine écriture. Qui ne connaît le soin que prend un jeune poëte pour revêtir de beaux atours ses vers bien-aimés !

Cesarini lisait bien et avec sentiment. Tout était favorable au lecteur. Sa physionomie poétique, sa voix, son enthousiasme à demi contenu, la prédisposition bienveillante de l’auditeur, le charme rêveur du paysage et de l’heure (car l’heure a une grande influence en pareille circonstance). Maltravers écoutait attentivement. Il est bien difficile de juger du mérite exact de la poésie dans une langue étrangère, même quand on la connaît bien ; l’intraduisible magie de l’expression, les petites subtilités du style, jouent un si grand rôle ! Mais Maltravers, sortant, comme il l’avait dit lui-même, de l’étude des grands maîtres, des écrivains originaux, ne put s’empêcher de sentir qu’il écoutait des productions médiocres et faibles, quoique harmonieuses. C’était la poésie des mots, et non des choses. Il lui parut cruel néanmoins de pousser trop loin son rôle de critique, et il eut recours à tous les lieux communs de l’éloge qui lui vinrent à l’esprit. Le jeune homme était enchanté. — Et pourtant, dit-il en soupirant, je n’ai pas de public. En Angleterre on m’apprécierait. Hélas ! en Angleterre, dans ce moment-là même, il y avait peut-être cinq cents poëtes, aussi jeunes, aussi ardents, et mieux doués encore que lui, dont les cœurs palpitaient du même désir, et dont les fibres se brisaient douloureusement par les mêmes désappointements.

Maltravers s’aperçut que son jeune ami ne voulait entendre à aucune observation qui ne fût pas tout simplement une louange. L’archevêque de Gil-Blas n’était pas plus prompt à s’offenser de toute critique qui n’était pas un panégyrique. Maltravers pensa que c’était mauvais signe ; mais il se rappela Gil-Blas, et il se garda bien de prendre la responsabilité pour lui-même du souhait bienveillant « de beaucoup de bonheur,