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— C’est vrai ; je venais de tromper l’ennui d’un loisir inutile, dit Maltravers.

— Mais vous n’écrivez pas pour vous seul ; vous avez en vue les deux grands tribunaux : le Temps et le Public.

— Non pas, je vous le déclare sincèrement, dit Maltravers en souriant. Si vous regardez les livres qui sont sur ma table, vous verrez que ce sont les chefs-d’œuvre de l’érudition ancienne et moderne. Ce ne sont pas là des études faites pour encourager un novice….

— Mais pour l’inspirer.

— Je ne le pense pas. Les modèles peuvent nous former le goût comme critiques, mais ne nous excitent pas à devenir auteurs. J’imagine que c’est dans nos émotions, et dans le sentiment de notre destinée, que se trouve le grand levier de la matière inerte que nous façonnons. « Regarde dans ton cœur, et écris, » a dit un vieil écrivain anglais[1], qui aurait bien dû, pendant qu’il y était, joindre l’exemple au précepte. Et vous, signor….

— Je ne suis rien, et je voudrais être quelque chose, dit le jeune homme brièvement et avec amertume.

— Et pourquoi ne pas réaliser votre désir ?

— Simplement parce que je suis Italien, dit Cesarini. Chez nous il n’y a pas de public littéraire ; il n’y a pas une classe nombreuse de lecteurs. Nous avons des dilettanti, des literati, des étudiants et même des auteurs ; mais ils ne forment qu’une coterie, et non pas un public. J’ai écrit, j’ai publié ; mais personne ne m’a seulement prêté l’oreille. Je suis un auteur sans lecteurs.

— C’est un cas assez fréquent en Angleterre, » dit Maltravers.

L’Italien continua :

« Je voulais vivre longtemps dans la mémoire des hommes, je voulais réveiller des pensées longtemps muettes, faire vibrer encore une fois les cordes de l’antique lyre ! Vaine chimère ! Comme le rossignol ambitieux, je ne chante que pour me briser le cœur dans une fausse et mélancolique émulation des accents du musicien.

— Il y a des époques dans tous les pays, dit Maltravers avec douceur, où certains genres de littérature sont hors de vogue, et où nul génie ne peut y ramener l’attention du pu-

  1. Sir Philippe Sidney.