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quelques semaines à faire connaissance avec son caractère et son esprit. Il lisait et pensait beaucoup, mais sans but bien arrêté. C’est Montaigne, je crois, qui a dit quelque part : « On parle beaucoup de la pensée ; mais quant à moi, je ne pense jamais que lorsque je me mets à écrire. » Je ne crois pas que ce soit là un cas bien ordinaire, car les gens qui n’écrivent pas pensent tout autant que ceux qui écrivent ; mais la pensée suivie, sérieuse et développée, diffère de la vague méditation, en ce qu’elle doit être liée à un projet ou à un motif palpable. Il faut donc que nous soyons des hommes de plume, ou des hommes d’action, si nous voulons mettre à l’épreuve notre logique, ou développer en un dessin symétrique les couleurs confuses de notre raisonnement. Maltravers ne sentait pas encore cela, mais il se sentait déjà comme une lacune intellectuelle. Ses idées, ses souvenirs, ses rêves s’entassaient confusément ; il tâchait de les disposer avec ordre, mais il ne pouvait y réussir. Il était accablé par l’opulence mal rangée de son imagination et de son intelligence. Il s’était souvent imaginé, même étant enfant, qu’il était destiné à devenir quelque chose dans le monde ; mais il ne s’était jamais sérieusement demandé s’il devait être un homme de lettres ou un homme d’action. Il avait écrit des vers lorsqu’il avait senti la poésie jaillir irrésistiblement des sources intimes de l’émotion ; mais l’enthousiasme passé, il en avait considéré les effusions d’un œil froid et indifférent.

Maltravers n’était pas consumé par la soif de la gloire ; peut-être y a-t-il peu d’hommes de génie qui le soient par instinct. Il y a dans un esprit droit et sain, dont tous les dons sont bien équilibrés, une calme conscience de puissance, une certitude que, lorsqu’il déploiera sérieusement sa force, il faudra que ce soit pour réaliser les résultats ordinaires de la force. Les hommes qui n’ont que des facultés secondaires, sont, au contraire, chagrins et irritables, et se tourmentent à la poursuite d’une célébrité qu’ils n’estiment pas d’après leur propre mérite, mais d’après le mérite de quelque autre. Ils voient une tour, mais ils ne s’occupent qu’à en mesurer l’ombre, et ils se figurent que leur propre hauteur (qu’ils ne mesurent jamais) est capable d’en projeter sur la terre une qui pourra soutenir la comparaison. C’est le petit homme qui marche en relevant toujours le menton, et se tenant droit comme une flèche. L’homme de haute taille se courbe, et l’homme vigoureux n’est pas toujours à faire des tours de force.