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Y a-t-il rien de plus capable d’anéantir une ambition virile, que d’abandonner la direction de son avenir à une femme jalouse de conserver le cœur de son amant, et intéressée à le détourner de toute carrière qui pourrait l’arracher à jamais de ses bras ? Je pourrais vous en dire davantage, mais j’espère que le peu que j’ai dit est déjà superflu ; s’il en est ainsi, donnez-m’en, je vous prie, l’assurance. Soyez convaincu, Ernest Maltravers, que si vous ne remplissez pas la tâche que la nature vous a destinée, vous deviendrez un misanthrope morose, ou un indolent sybarite : malheureux et désœuvré dans l’âge mûr, chagrin et triste dans la vieillesse. Mais si vous remplissez votre destinée, il faut en commencer bientôt l’apprentissage. Que je vous voie travailler et aspirer n’importe à quoi, Travaillez, travaillez ! c’est tout ce que je vous demande.

« Je voudrais bien que vous pussiez voir votre vieille maison de campagne ; elle a un aspect vénérable et pittoresque ; pendant votre minorité, on a laissé le lierre en envahir trois côtés. Montaigne y aurait volontiers demeuré.

« Adieu, mon très-cher Ernest,

« Votre tuteur inquiet et affectionné,
« Frédéric Cleveland. »

Post-scriptum. J’écris un ouvrage qui va me prendre dix ans de ma vie ; cela m’occupe sans me fatiguer. Écrivez donc quelque chose aussi. »

Maltravers venait d’achever la lecture de cette lettre, lorsque arriva Ferrers impatienté.

« Voulez-vous faire une promenade à cheval ? dit-il, j’ai renvoyé le déjeuner ; j’ai vu que ce n’était plus qu’une vaine espérance aujourd’hui. Quant à moi, je n’ai plus d’appétit.

— Bah ! dit Maltravers.

— Bah !… hum ! pour ma part, j’aime les gens bien élevés.

— J’ai reçu une lettre de Cleveland.

— Et que diable a-t-elle de commun avec notre chocolat ?

— Ah ! Lumley, vous êtes insupportable ! Vous ne pensez jamais qu’à vous ; et encore vous ne voyez jamais de vous que le côté animal.

— Ma foi, oui ! je crois avoir quelque bon sens, répondit Ferrers d’un petit air content de lui. Je connais la philosophie de la vie. Tous les bipèdes sans plumes sont des animaux ; je pense que si la Providence m’avait créé herbivore,