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Rem acu tetigisti[1], ma chère, dit mon père empruntant en cette occasion le calembour de Cicéron. Et maintenant tout ira comme sur du velours. Je dis donc que les livres, pris indistinctement, ne sont pas des remèdes pour les maladies et les afflictions de l’âme. Il faut tout un monde de science pour s’en servir convenablement. J’ai connu des personnes qui, dans un grand chagrin, avaient recours à un roman, au livre à la mode. Autant vaudrait prendre un verre d’eau de roses contre la peste ! Une lecture frivole n’est pas ce qui convient à un cœur accablé sous le poids de la douleur. On m’a raconté que Gœthe, lorsqu’il eut perdu son fils, se mit à étudier une science nouvelle pour lui. Ah ! Gœthe était un médecin qui savait ce qu’il lui fallait. Dans une douleur comme celle-là, vous ne pouvez pas chatouiller et divertir votre esprit ; il faut l’arracher, l’abstraire, l’absorber, le plonger dans un abîme, l’égarer dans un labyrinthe. C’est pourquoi, dans les irrémédiables chagrins de l’âge mûr et de la vieillesse, je recommande l’étude sérieuse et suivie d’une science qui occupe tout le raisonnement. C’est une contre-irritation. Amenez le cerveau à agir sur le cœur. Si la science est trop ardue, car nous n’avons pas tous la tête mathématicienne, il faut prendre quelque chose qui soit à la portée d’intelligences plus humbles, mais qui pourtant occupe suffisamment l’esprit le plus élevé… comme une langue étrangère, le grec, l’arabe, le scandinave, le chinois ou le gallois.

« Si l’on a perdu sa fortune, il faut que la dose s’applique moins directement à l’intelligence ; et dans ce cas j’administrerais quelque chose d’élégant et de cordial. Le cœur est déchiré et écrasé par la perte d’une personne qu’on aimait, tandis que c’est plutôt la tête qui souffre d’une perte d’argent. Ici nous trouvons que les poètes sont un remède très-précieux. Remarquez, en effet, que les poètes du génie le plus grand et le plus vaste ont en eux deux hommes séparés, tout à fait distincts l’un de l’autre : l’homme d’imagination et l’homme pratique. Et cet heureux mélange de ces deux hommes convient aux maladies de l’âme, qui est moitié imagination et

  1. Jeu de mots de Cicéron au sujet d’un sénateur qui était fils d’un tailleur : « Tu as touché la chose avec une aiguille, acu. » Cette locution proverbiale revient à notre expression française : Toucher la chose du doigt.