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verts de tableaux faits par elle, et dont plusieurs représentaient les lieux aimés que nous avions visités ensemble. Les ornements étaient simples, convenables pour une femme, sans être efféminés. Les livres qui se trouvaient sur la table m’étaient devenus chers par les doux souvenirs qui s’y rattachaient. Oui, c’était le Tasse où nous avions lu ensemble l’épisode de Clorinde ; c’était Eschyle dont je lui avais traduit le Prométhée. Cela paraîtrait sans doute bien pédant à certaines personnes, et peut-être y avait-il réellement de la pédanterie ; mais c’était aussi la preuve de la sympathie qui avait uni l’homme des livres à la fille du monde. Cette chambre, c’était la retraite chère à mon cœur ; et je me figurais, dans ma folle présomption, que je respirerais désormais toujours un air pareil à celui-là. Je jetai autour de moi un regard troublé, confus ; et lorsque je m’arrêtai timidement, je vis devant moi Ellinor, la tête appuyée sur une main, la joue plus rouge que d’habitude, et les larmes aux yeux. Je m’approchai en silence, et en avançant ma chaise vers la table, j’aperçus par terre un gant. C’était un gant d’homme ! Savez-vous que j’ai vu autrefois, j’étais bien jeune encore, un tableau hollandais appelé le Gant, et dont le sujet était un meurtre ? Il y avait, au milieu d’un paysage lugubre et désolé, un étang verdâtre et marécageux, qui suffisait seul pour évoquer des idées de crime et de terreur. Deux hommes, qui semblaient être arrivés là par hasard, étaient sur le bord de la mare ; le doigt de l’un montrait un gant taché de sang, et ils se regardaient comme si toute parole était inutile. Ce gant racontait son histoire ! Longtemps ce tableau avait tourmenté ma jeunesse ; mais jamais il n’avait fait naître en moi un sentiment aussi triste que ce gant que je voyais réellement là sur le parquet. Pourquoi ? Mon cher Pisistrate, la théorie des pressentiments est une de ces chose qui nous feront toujours demander pourquoi ? Plus intimidé que je ne l’avais été en parlant à son père, je pris enfin courage et m’adressai à Ellinor. »

Mon père s’arrêta. La lune s’était levée et donnait en plein dans le salon et sur sa figure, et à cette clarté sa figure paraissait changée ; des émotions pleines de jeunesse avaient ramené la jeunesse ; mon père semblait un jeune homme. Mais quelle douleur dans l’expression de ses traits ! Si le souvenir suffisait à évoquer ce qui n’était, après tout, qu’un fantôme de