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raissait ordinairement après le déjeuner, dînait rarement avec nous et ne rentrait souvent que fort tard. Il avait un passe-partout de la maison, et rentrait quand cela lui plaisait. Quelquefois (car sa chambre était à côté de la mienne), son pas dans l’escalier me réveillait ; et souvent je l’entendis se promener inquiet dans son appartement ; souvent je crus distinguer de sourds gémissements. Il paraissait tous les jours plus soucieux, et tous les jours sa chevelure blanchissait davantage. Pourtant il nous parlait avec aisance et bonne humeur, et je croyais être le seul de la maison à m’apercevoir des cruelles angoisses que le brave vieux Spartiate se faisait un point d’honneur de cacher sous son manteau.

La compassion, mêlée à l’admiration, me rendit curieux de savoir comment se passaient ces jours d’absence suivis de nuits si agitées. Je sentais que, si je pouvais me rendre maître de son secret, j’aurais conquis le droit de le consoler et de l’aider. Après bien des scrupules de conscience, je résolus enfin de chercher à satisfaire une curiosité que ses motifs rendaient excusable.

En conséquence, un matin, après avoir guetté l’instant de son départ, je suivis ses traces à quelque distance. Voici le compte rendu de sa journée. D’abord il se mit en route d’un pas ferme, malgré sa jambe de bois, redressant son corps amaigri, et faisant ressortir militairement sa poitrine couverte d’un habit râpé, mais sans tache. Il commença par se diriger du côté de Leicester-Square ; plusieurs fois il passa et repassa l’isthme qui conduit de Piccadilly dans ce réservoir des étrangers et dans les rues et les cours qui aboutissent à la rue Saint-Martin. Après une heure ou deux ainsi employées, son pas devint plus lent, et il ôta à diverses reprises son chapeau usé pour s’essuyer le front. Enfin il tourna ses pas vers les deux grands théâtres, s’arrêta devant les affiches comme pour calculer sérieusement les chances de distraction qu’elles offraient, traversa lentement les petites rues qui avoisinent ces temples de la muse, et déboucha dans le Strand. Là il s’arrêta une heure chez un petit traiteur. Passant devant la fenêtre, j’y jetai un coup d’œil, et le vis assis devant un dîner des plus simples auquel il touchait à peine, occupé qu’il était à parcourir les colonnes d’annonces du Times. Lorsqu’il eut fini le Times et avalé sans plaisir quelques petites bouchées, le capitaine dé-