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l’orgueil, ont été engloutis par les flots inexorables. Sur ce dernier esquif nous embarquons tout ce que nous possédons ; nous nous confions nous-mêmes à sa frêle coque. L’étoile qui le conduit devient nôtre guide, et la tempête qui le menace renferme notre arrêt de mort !

Cependant Maltravers reculait toujours devant l’aveu qui tremblait sur ses lèvres ; il restait fidèle au vœu qu’il avait fait. Ah ! si jamais (comme il l’avait donné à entendre dans Sa lettre à Cleveland), si jamais Éveline devait découvrir qu’ils n’étaient pas assortis l’un à l’autre ! La possibilité et la crainte d’une pareille affliction égaraient son jugement et glaçaient son cœur. Malgré tout son orgueil il y avait chez lui une certaine humilité qui était peut-être une des causes de sa réserve. Il savait combien la jeunesse est un beau patrimoine ; il en connaissait l’élasticité, les ardentes espérances, les ressources inépuisables. Quel prix pouvaient avoir, aux yeux d’une femme, les avantages que lui avait valus sa maturité ? sa vaste mais triste expérience, son aride sagesse, sa philosophie fondée sur le désenchantement ? Peut-être ne l’aimerait-on que pour le vain éclat de son nom et de sa réputation, et à mesure que l’habitude en amoindrirait le prestige, l’amour s’évanouirait peut-être. Les hommes aux affections fortes sont jaloux de leur génie même. Ils savent que c’est souvent une chose à part du caractère intime ; ils craignent d’être aimés pour une qualité, non pour eux-mêmes.

C’est ainsi que Maltravers s’interrogeait, c’est ainsi, à mesure que le sentier s’aplanissait devant ses espérances, qu’il voyait aussi surgir de nouvelles craintes ; c’est ainsi que l’amour lui apportait, comme toujours, à sa suite, « la douleur, l’angoisse, le doute ! »

Il se raffermit alors dans la résolution qu’il avait prise : il voulut observer prudemment Éveline, s’examiner soigneusement lui-même ; peser dans une juste balance chaque fétu que soulèverait le vent ; il n’aspirerait pas au trésor, à moins de se sentir convaincu que la cassette était capable de conserver le joyau. Ce n’était pas là seulement une résolution prudente, c’était aussi une résolution juste et généreuse, celle que nous devrions former tous, quand l’ardeur de nos passions veut bien nous le permettre. Nous n’avons pas le droit de sacrifier des années à un moment, et de dissoudre une perle d’un prix inestimable pour l’absorber d’un seul trait. Mais Maltravers pourra-t-il se maintenir dans cette sage précaution ? Il faut dire toute la