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En conséquence, il pria son « cher M. Douce » de venir sans cérémonie dîner avec lui le jeudi suivant à sept heures ; toutes ses matinées étaient occupées.

À sept heures M. Douce arriva. Aussitôt qu’il fut entré Vargrave cria à tue-tête : « Servez tout de suite. » Le petit homme saluait, s’agitait, se tordait, et se pliait en deux, en rendant à Vargrave une poignée de main comme s’il s’apprêtait lui-même à se laisser mettre à la broche.

« Avec votre permission, s’écria son hôte, nous ajournerons jusque après le dîner toute question de budget. C’est la mode aujourd’hui, vous savez, d’ajourner indéfiniment les discussions du budget. Eh ! bien, comment va-t-on chez vous ? Il fait diablement froid, n’est-ce pas ? vous allez donc à votre villa tous les jours ? C’est cela qui vous donne une si belle santé. Vous savez que, moi aussi, j’avais une villa ; mais je n’avais jamais le temps d’y aller.

— Ah !… oui… je crois m’en souvenir ; à Ful… Ful… Fulham, articula avec difficulté M. Douce. C’était à votre pauvre oncle… maintenant elle fait partie du douaire de… de… lady Var… Var… Vargrave. Ains… ainsi…

— Elle ne l’habite pas, interrompit brusquement Vargrave (qui était beaucoup trop impatient pour être poli). C’est trop près de Londres pour son goût ; elle me l’a abandonnée. C’est une bien jolie habitation, mais elle me coûtait les yeux de la tête. Mes moyens n’y suffisaient pas ; je n’y allais jamais, de sorte que je l’ai louée à mon marchand de vins ; le loyer paie sa facture. Vous allez en goûter aujourd’hui quelques chaises et quelques tables sous forme de champagne. Je ne sais pourquoi, mais je me figure toujours que mon Xérès a l’odeur du vieux fauteuil de cuir de mon oncle ; une drôle d’odeur ! une espèce d’odeur vénérable ! j’espère que vous avez faim ? Le dîner est prêt. »

Vargrave babillait ainsi afin de donner à entendre au bon banquier que ses affaires étaient dans l’état le plus florissant. Il continua de tenir la balle en main tout le temps du dîner ; et chaque fois qu’il voyait M. Douce sur le point d’ajouter à son monologue le perfectionnement eschyléen d’un second personnage, il fermait la malheureuse petite bouche essoufflée du digne homme par une exclamation de ce genre : — Encore un verre de vin, Douce ? — ou bien :

— À propos, Douce !

À la fin, quand le dîner fut complètement achevé, et que les domestiques se furent retirés, lord Vargrave sachant