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il avait une piété trop large et trop riante pour exclure la littérature (le plus beau don du ciel) du domaine de la religion. Sous sa direction l’esprit d’Éveline avait été nourri des trésors du génie moderne, et son jugement avait été affermi par les critiques d’un goût généreux et gracieux.

Dans la retraite de ce hameau, la jeune héritière avait été élevée de manière à se montrer digne du rang qu’elle devait occuper. Elle savait apprécier les arts et l’élégance, qui distinguent (quel que soit leur rang) les gens d’élite des esprits vulgaires, mieux que si elle eût été élevée par le Briarée aux cent mains de l’éducation fashionable. Lady Vargrave même, comme presque toutes les personnes dont les prétentions sont modestes et l’éducation incomplète, était assez disposée à concevoir une trop haute estime des avantages de la lecture. Elle n’était jamais plus contente que lorsqu’elle voyait Éveline ouvrir le paquet de livres qu’on lui envoyait tous les mois de Londres, et se plonger avec délices dans la lecture de volumes que lady Vargrave considérait innocemment comme d’inépuisables réservoirs de sagesse.

Mais ce jour-là Éveline ne pouvait lire, et les beaux vers du Tasse avaient perdu pour elle toute leur mélodie. De sorte que le pasteur y renonça et plaça dans la main de son élève attristée un petit programme d’études à suivre en son absence. Sultan, qui depuis une demi-heure léchait ses pattes d’un air ennuyé, se leva en bondissant, et se mit à caracoler autour du jardin, précédant le vieux prêtre et la jeune fille qui quittèrent bientôt les œuvres des hommes pour celles de la nature.

« Soyez sans crainte ; je prendrai le plus grand soin de votre jardin, pendant que vous n’y serez pas, dit Éveline. Et puis il faut nous écrire pour nous dire le jour où vous reviendrez.

— Ma chère Éveline, vous êtes née pour gâter tout le monde, depuis Sultan jusqu’à Aubrey.

— Et pour être gâtée en retour, ne l’oubliez pas, s’écria Éveline en riant et en secouant ses boucles blondes. Et maintenant avant de vous en aller, voulez-vous me dire, vous qui avez tant de sagesse, ce que je dois faire pour… pour… me faire aimer de ma mère ? »

La voix d’Éveline s’altéra en disant ces derniers mots, et Aubrey parut ému et surpris.

« Vous faire aimer de votre mère, ma chère Éveline ! que voulez-vous dire ? ne vous aime-t-elle pas ?