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pour vous la Providence) vous était favorable. Pour ma part, je trouve que vous devez lui être reconnaissant de n’avoir pas gagné.

— Monsieur, dit Legard, qui commençait à se remettre de sa surprise, et à éprouver du ressentiment ; je ne comprends pas cette irruption dans mon appartement. Vous m’avez empêché de mourir, c’est vrai ; mais la vie pour moi est plus cruelle que la mort.

— Non, jeune homme. Il y a dans la vie des moments pleins d’angoisse, mais la vie elle-même est un bienfait. La vie est un mystère qui déroute toutes nos prévisions. Nul ne peut dire : « Aujourd’hui je suis malheureux, par conséquent je le serai demain encore ! » Et vous, dans toute la force de votre jeunesse, vous qui avez l’avenir devant vous, vous oseriez, parce que vous avez perdu un peu d’or, vous précipiter au milieu des incertitudes de l’éternité ! Vous qui peut-être n’avez jamais réfléchi à l’éternité ! Et pourtant, ajouta l’étranger d’une voix douce et triste, vous êtes jeune et beau ; peut-être êtes-vous l’orgueil et l’espoir de quelqu’un ! N’avez-vous aucun lien, aucune affection ? N’avez-vous pas de famille ? Êtes-vous libre de disposer de vos jours ? »

Legard se sentit touché par le ton de l’étranger aussi bien que par ses paroles.

« Ce n’est pas la perte de mon argent qui me désespère, dit-il avec tristesse, c’est la perte de mon honneur. Demain je serai un homme avili, montré au doigt ! Moi qui suis gentilhomme et soldat ! On aura le droit de m’insulter, et je n’aurai rien à répondre ! »

L’Anglais parut réfléchir, car son front se contracta, et il ne répondit pas. Legard se rejeta en arrière, et vaincu par la force de ses émotions, il se mit à pleurer comme un enfant. Cette crise de douleur dissipa la rêverie de l’étranger qui se croyait (dans son orgueil) bien au-dessus de pareilles faiblesses. Il considéra d’abord Legard (je l’écris à regret) avec une expression de mépris, que trahissait le pli de sa lèvre hautaine, mais cette expression s’évanouit promptement, et cet homme froid se ressouvint que, lui aussi, il avait été jeune et faible, et que ses fautes avaient peut-être été plus graves que celles de l’homme qu’il osait mépriser. Il arpenta la chambre, toujours sans dire un mot. À la fin il s’approcha du joueur et lui prit la main.

« Combien devez-vous ? demanda-t-il avec douceur.