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— Pourquoi souhaiter de vous voir mariée à un autre ? Pourquoi épouser moi-même une autre femme ? Caroline, je vous ai déjà expliqué qu’en cette circonstance nous sommes l’un et l’autre victimes d’une inévitable destinée. Il est absolument nécessaire que j’épouse miss Cameron. Je ne vous ai jamais trompée à ce sujet. Je l’aurais aimée, mon cœur aurait accompagné ma main, sans votre trop séduisante beauté, votre esprit supérieur ! Oui, Caroline, votre esprit m’a charmé plus encore que votre beauté. Je l’ai trouvé sympathique au mien ; il m’a paru animé, comme le mien, de cette juste et sage ambition qui nous fait regarder les sots dont le monde est peuplé comme des marionnettes, comme des jetons, comme les pions d’un jeu d’échecs. Pour ma part, un ange venu du ciel ne pourrait me faire renoncer au grand jeu de la vie ! Moi, céder à mes ennemis ! moi, glisser du haut en bas de l’échelle ! moi, défaire la trame que j’ai ourdie ! Partagez mon cœur, mon amitié, mes projets ; voilà l’affection vraie, pleine de dignité, qui doit exister entre des esprits comme les nôtres ; tout le reste n’est que préjugé d’enfant.

— Vargrave, je suis ambitieuse, mondaine, je l’avoue ; mais je serais capable de tout sacrifier pour vous !

— Vous le croyez parce que vous ne connaissez pas l’étendue de ce sacrifice. Vous me voyez maintenant riche, en apparence, puissant, adulé, voilà le destin que vous voulez bien partager ; et voilà le destin que vous partageriez en effet, si c’était véritablement la position que je pusse vous donner. Mais regardez le revers de la médaille. Destitué de mes fonctions… ma fortune dissipée… criblé de dettes criardes… ma pénurie devenue notoire… moi-même objet du ridicule qui suit l’embarras des affaires et du mépris qui s’attache à la pauvreté et à l’ambition déçue… exilé dans quelque ville étrangère où je vivrais de la mesquine pension à laquelle seule j’aurais droit… vivant comme un mendiant de l’aumône du trésor public… ce trésor lui-même tellement dévoré par ses charges et ses dettes que pas un épicier de la ville voisine n’envierait le revenu d’un ministre en retraite… Moi, destitué, tombé, méprisé dans la force de l’âge, au zénith de mes espérances ! En supposant que je puisse m’y résigner pour moi-même, comment m’y résignerais-je pour vous ? Vous, née pour être l’ornement des cours !… Et vous ? pourriez-vous me voir ainsi ? ma vie empoisonnée, ma carrière perdue ; et vous dire, généreuse