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— Je n’en ai pas connu d’autre que lord Vargrave ; tant qu’il a vécu, je ne me suis jamais aperçue que j’eusse perdu le mien.

— Votre mère vous ressemble-t-elle ?

— Ah ! je voudrais le Croire ; elle a la plus charmante figure !

— N’avez-vous pas son portrait ?

— Non ; elle n’a jamais voulu consentir à poser.

— Votre père était un Cameron ; j’ai connu plusieurs personnes de ce nom.

— Elles n’étaient pas de notre famille ; ma mère dit qu’il ne nous reste pas un parent.

— Et n’avons-nous aucune espérance de voir lady Vargrave ici ?

— Elle ne quitte jamais la maison ; mais j’espère m’en retourner bientôt à Brook Green. »

Maltravers soupira et la conversation prit un autre tour.

« J’ai à vous remercier des livres que vous avez eu l’obligeance de me prêter. J’aurais dû vous les rendre plus tôt, dit Éveline.

— Ils ne me servent à rien. La poésie a perdu pour moi ses charmes ; surtout le genre de poésie qui unit à la règle et à la symétrie un peu de la froideur de l’art. Alfieri vous a-t-il plu ?

— Son langage est une espèce de français spartiate, répondit Éveline, trouvant une de ces heureuses expressions qui de temps à autre révélaient la vivacité naturelle de son esprit.

— Oui, dit Maltravers en souriant ; votre critique est juste. Ce pauvre Alfieri ! Il a dépensé toute la sève de son génie dans sa vie agitée et dans ses passions orageuses ; et sa poésie n’est que le mirage de ses pensées, non de ses émotions. Plus heureux l’homme de génie qui vit de sa raison, et ne gaspille ses sentiments que dans ses vers !

— Vous ne pensez pas que nos sentiments soient gaspillés, quand nos semblables en sont l’objet ? dit Éveline avec un rire charmant.

— Faites-moi cette question quand vous aurez mon âge, que vous pourrez jeter un regard rétrospectif sur les champs auxquels vous aurez prodigué vos plus ardentes espérances, vos plus nobles aspirations, vos plus tendres affections, et que vous verrez un sol aride et stérile. Ne vous attachez pas aux choses de la terre, dit l’Évangile. »