Page:Bulteau - Un voyage.pdf/183

Cette page a été validée par deux contributeurs.
168
un voyage

nous qui cherchons la connaissance ! » dit–il. Et tant de fois le bonheur de penser jaillit de lui en cris de joie fiers, tendres et pareils à des cris amoureux. Il écrit dans son plan pour le Livre parfait : « Dire les choses les plus abstraites de la façon la plus corporelle et la plus sanglante. » Ainsi aimait-il l’Idée, d’une façon corporelle et sanglante. Et cette chaleur physique nous maîtrise. Ses plus graves paroles, les plus difficiles, les plus secrètes, pénètrent en nous par les mêmes chemins qu’un chant d’amour ou de désespoir. Dans son rire dionysiaque, son amertume, sa férocité, son orgueil de géant, dans ses créations les plus abstraites, dans sa moindre phrase, il y a le même élément charnel et mystérieux que dans la grande poésie. Entre ses mains, qui l’empoignent avec une force incomparable, le réel se précise puis se déchire et s’approfondit ; et parce qu’on éprouve sa pensée « corporellement », ainsi qu’il voulait, on le suit de tout l’être sur les chemins de l’esprit. Il vous emporte, on croit avoir parcouru entièrement le domaine où il vous jette, et tout à coup, comme après s’être grisé d’un vers sublime, on s’aperçoit qu’il reste encore des profondeurs où l’on n’est pas entré, des lointains que l’on ne peut atteindre. Nietzsche fut en vérité un de ces poètes merveilleux qui, après avoir ébranlé les forces sensibles, conduit les énergies intellectuelles jusqu’à leur sommet, vous révèlent au delà du monde qu’ils ouvrent un autre monde et d’autres mystères.

Nous portons en nous son œuvre bien plus que