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les maisons sacrées

vieille femme qui s’interrompt de surveiller la soupe parfumée afin de me conduire, n’attend pas une minute pour révéler qu’elle fut trente-huit ans la gouvernante du grand artiste, et qu’elle l’aimait. Rien n’est mort dans cette maison.

L’escalier gravi, je trouve une vaste pièce dont les meubles fanés ont le mauvais style de 1860. On y voit ces rideaux et ces portières à rayures criardes, que l’on nommait « algériennes », des chaises et des tables qui, malgré leur bon ordre, ont l’air d’animation inexplicable, que les meubles gardent quelque temps après qu’ils viennent d’être mêlés à l’émotion humaine. Devant une fenêtre, le bureau de travail ; auprès d’une autre, un piano de concert où sont rangés en évidence tous les diplômes de Liszt. Sur un mur une manière de tapis, cadeau de quelques dames hongroises qui, entre mille arabesques, y ont brodé — hideusement — la figure du musicien.

Puis c’est la chambre à coucher, pareille à une cellule de moine : un pauvre lit, une pauvre toilette, un piano muet, rien d’autre. Ce dépouillement, ce mépris du luxe, du bien-être physique, affirment avec une claire éloquence le goût des rêveries supérieures, et de ce qui commence, là où finissent les médiocres choses, faciles à saisir.

Et elle ne ment pas, la chambre ascétique. Au travers des succès, du bruit, de l’agitation, des folies, des passions, de la vanité même, cet homme étrange a constamment porté en soi le besoin de l’illimité. Peu d’âmes furent plus religieuses, peu