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4 février 1899.
LA VIE PARISIENNE

de l’influence sur Jauray, elle devait penser à se servir de moi pour aplanir les difficultés qui pourraient venir de lui. Elle voulait divorcer ! Il serait libre alors ! Cette idée fit en moi un travail d’une rapidité effrayante. J’avais la fièvre, j’avais peur. Je souffrais dans ma conscience, alarmée des responsabilités vers lesquelles je me sentais précipitée.

L’absence avait agi sur Jauray dans un sens également perturbateur.

Je le retrouvai très différent de lui-même. La belle tranquillité qui avait donné son charme rare à notre affection était disparue. Quand nous étions ensemble, nous tombions en des silences oppressés et il avait repris ce tic du regard furtif dont sa femme se moquait. Tout cela allait très mal.

Cette situation tendue, grosse de pensées que nous ne pouvions nous dire, dura deux mois entiers. Un soir, — il était sombre, inquiet, agité, moi malade d’un besoin de tendresse et d’espoir, — nous ne pouvions parvenir à nouer une conversation, il y avait entre nous des menaces indéfinies.

Je sentais qu’il avait à me dire des paroles qui ne peuvent se chuchoter que tout contre l’oreille. Je souhaitais de tout mon être qu’il me prît dans ses bras, qu’il me dît qu’il m’aimait et qu’il était à moi, et qu’il fallait que je fusse à lui. Un geste mal calculé nous rapprocha tout à coup. Il dut lire ma pensée dans mon regard affolé. Il sembla lutter contre lui-même, une angoisse lui tordit la bouche, puis soudainement il me saisit, me serra contre lui, me baisa au front, dit : Je vous bénis !… La seconde suivante il n’était plus là, et je restai étonnée, frissonnante, dans un malaise de cœur inexprimable.

Pourquoi était-il parti quand j’avais un tel désir de me réchauffer contre son cœur ?…


Le lendemain on m’apporta, de la part de Mme Jauray, un gros paquet et une lettre. J’ouvris avec des doigts malhabiles d’irritation et je lus :

« Je vous bénis, — une douleur rampa sur tout mon corps en crampe rapide, et mes yeux se hâtèrent, — je vous bénis, — quoique vous ne l’ayez certainement pas fait exprès — de m’avoir appris l’amour et le bonheur. Il me semble que je vois votre beau regard devenir féroce en lisant ma lettre ; pardonnez-moi, car, sincèrement, je vous aime. Vous m’avez servi à comprendre mon mari : sans vous, j’aurais passé ma vie auprès de lui à le détester. J’ai deviné qu’on pouvait l’aimer en vous voyant l’aimer, et j’ai appris l’amour par la jalousie, la plus féroce jalousie. Si vous saviez comme j’ai souffert quand j’ai cru que vraiment il vous aimait… Et maintenant que je sais que c’est moi, moi qu’il n’a jamais cessé d’adorer, et que vous lui avez servi de chemin vers ma tendresse, j’ai encore le cœur tout tressaillant d’angoisse. Je viens de passer la nuit à lire avec lui toutes vos admirables lettres, elles ont achevé l’œuvre, votre œuvre inconsciente et bienfaisante. — Pardonnez-lui, madame, de vous avoir ainsi trompée pour me conquérir… Vous trouverez peut-être qu’il n’aurait pas dû me montrer ces choses exquises que vous avez écrites avec le meilleur de vous, vous trouverez surtout qu’il n’aurait pas dû vous inciter à les écrire… Mais il avait compris qu’il me fallait un exemple, une émulation comme aux méchants enfants qui ne veulent pas faire leur tâche, et il vous a choisie, vous que votre beauté, votre intelligence, votre grand cœur marquaient spécialement pour servir de leçon à la médiocre créature que je suis. Il m’a montré comment une femme telle que vous pouvait l’aimer et… Ah ! madame, comme je l’aime !…


« Je vous renvoie toutes vos lettres sauf une, la plus belle, la plus tendre, et qu’Albert a voulu que je conserve. Nous partons ce soir pour Rome. Adieu. — Encore une fois soyez bénie.

« Yvonne. »


Pendant que je relisais, avec une figure toute refroidie, et des spasmes au cœur, la lettre de Mme Jauray, il me semblait entendre quelqu’un dire à côté de moi une phrase que j’ai souvent répétée : « La chance ce n’est que du bien jouer »… Il faut croire que j’ai mal joué ma vie… car, vraiment, je n’ai guère eu de chance !…

CLEG.

(À suivre.)