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17 décembre 1898.
LA VIE PARISIENNE

— Ah ! la voilà ! s’écria Aimée, qui me reçut avec véhémence et comme si mon arrivée eût été un secours pour elle.

Pendant que je l’embrassais, je vis par-dessus son épaule que M. d’Arglades qui achevait péniblement de reprendre sa respiration, avait une mine amère, et sa figure décongestionnée resta très pâle. Aimée, au contraire, avait les pommettes plaquées de rouge. Évidemment ils venaient de se disputer. J’en appris tout de suite la raison.

— Je suis contente de vous voir, petite, dit mon amie, qui de son bras musclé qu’elle avait lié à ma taille, m’entraîna vers un divan ; figurez-vous que nous avions des difficultés à propos de vous ; ne faites pas des yeux étonnés, c’est ainsi. Adrien prétend — tournée vers lui, elle le regarda durement afin qu’il comprît bien qu’elle ne supporterait pas longtemps qu’il continuât à prétendre — que c’est incorrect de s’adresser à vous dans une circonstance où, en somme, vous êtes seule intéressée… C’est de votre mariage que je parle.

— Mon mariage !… Aimée détestait les exclamations inutiles, l’étonnement, tout ce qui faisait une entrave momentanée à ses déterminations. Un agacement vif serra ses lèvres et arrondit les narines de son nez droit et blanc.

— Oui, votre mariage ! Nous avons un ami, qui, sans vous connaître, sur mes seuls récits, s’est exalté sur vous. C’est un imaginatif, un passionné, il est épris de vous, rien que parce que, comme il dit : vous n’êtes pas conforme, vous voyez cela d’ici, pas une poupée à formules, mais un être de grande race mentale, la femme que l’on rêve de rencontrer et de conquérir.

— Mais, ma chérie, risquai-je sans audace, il n’y a pas huit jours vous m’affirmiez que j’avais la vocation du célibat et que le mariage serait pour moi la pire aventure…

M. d’Arglades eut un rire dont la dureté me surprit ; Aimée, elle, avait l’air féroce, la résistance l’exaspérait toujours.

— Oui, j’ai dit cela, et je le répéterai tant qu’il s’agira des mariages que vous êtes exposée à faire sous l’aile de votre chère mère. Oui je vous ai dit qu’il ne fallait pas vous marier, et cela d’autant plus énergiquement que je sentais venir l’heure où je pourrais vous offrir ce que j’offre : un homme digne de vous, auquel j’ai inspiré l’amour de vous… oui, cela semble fou ; sans vous connaître, n’importe, il l’a dans la tête son amour et dès qu’il vous aura vue, ça lui tombera sur le cœur… Que vous dire de lui ? Il est beau, il a de l’esprit, il est riche, il a un nom très élégant, une excellente situation mondaine… Je ne pense pas que vous discutiez tout ceci ?…

Cette fin de phrase s’adressait au pauvre Adrien, qui sortit d’une nouvelle quinte de toux pour répondre.

— Oh ! non, ce n’est pas cela que je discute.

J’interrogeai :

— Comment s’appelle-t-il, cet admirable monsieur ?

— Le comte Georges de Montclet, prononça Aimée avec emphase.

— Tout cela est très bien, je ne vois pas pourquoi M. d’Arglades en est fâché.

Adrien fut repris d’une toux qui me parut venir moins de son larynx que d’un grand embarras.

— Tout simplement parce qu’il trouve que je devrais m’adresser à votre mère et pas à vous.

Mon Dieu, fit M. d’Arglades en renonçant à tousser, si c’est vraiment sérieux, cet amour… bizarre, de Montclet… et si Mlle Odile pense que sa mère doive ratifier ses décisions.

— Sans doute possible, répondis-je, — mais comme ce bon M. d’Arglades me paraissait étrange ce soir-là.

— Alors… il écarta les bras comme pour ôter une responsabilité qui eût fait sur lui des plis gênants, et sourit d’un air équivoque.

— Alors nous n’allons pas flâner, reprit Aimée. Montclet vient prendre le thé ce soir. Naturellement, je ne l’ai pas prévenu qu’il vous trouverait ici, même… je me demande si je lui dirai qui vous êtes.

— Certainement, dit M. d’Arglades avec une agressivité sans motifs, le spectacle de son inévitable émotion intéressera Mlle Odile… et moi aussi, vous n’en serez pas surprise.

— J’aime à le croire assez bien élevé pour ne rien manifester, riposta Aimée en jetant à son mari un regard dénigrant pour toute sa personnalité, tant physique que morale.

On annonça le dîner, la question demeura suspendue. J’étais songeuse. L’idée du mariage ne me déplaisait pas en soi, mais la brusquerie de cette rencontre m’épeurait. Théoriquement, le mariage m’apparaissait comme une porte par où sortir de mes ennuis domestiques, mais à en être si lestement rapprochée, j’apercevais l’espace de l’autre côté de la porte, — il était plein d’inquiétudes.

Je savais qu’un refus à entrer dans les combinaisons d’Aimée créerait entre nous des froissements destructeurs de notre chère amitié, j’avais le cœur serré et je me mis à souhaiter que M. de Montclet fût tel qu’il me plût de façon foudroyante pour pouvoir abdiquer toute volonté et passer la symbolique porte sous la responsabilité absolue de la sagace Aimée.

Le dîner fut plein de silences. De retour au salon, Mme d’Arglades fit avec animation le plan de la soirée. M. d’Arglades reçut l’ordre d’être particulièrement aimable. Elle devait se mettre au piano, je resterais à causer avec M. de Montclet ; Adrien, d’un air très naturel, irait lire son journal au fumoir et ne reviendrait au salon que lorsqu’elle cesserait de jouer. Alors, elle emmènerait mon amoureux dans le fumoir, saurait son impression et lui dirait de partir tout de suite, afin que nous puissions causer.

— Pourquoi ne serait-ce pas moi qui lui demanderais cette impression ? dit M. d’Arglades d’un air crispé.

— Ah ! si vous voulez ! Ce sera suprêmement délicat ! Je suis l’instigatrice et la confidente de ses sentiments ; allez lui dire que nous en avons causé ensemble, que nous nous en sommes moqués même, ce sera encore mieux, donnez-lui la sensation qu’il est ridicule, c’est un moyen magnifique de tout réussir, faites ! faites ! Ce sera charmant !

Sans nul doute, la proposition de M. d’Arglades était maladroite, mais elle avait trop peu de conséquence pour motiver cet accent de colère. Chère Aimée, comme il fallait qu’elle tînt à moi pour être ainsi bouleversée et vibrante.

Adrien réfléchit un moment, puis :

— Vous avez sans doute raison, dit-il très pincé, allons jusqu’au bout de tout ceci, nous verrons bien !

Presque aussitôt M. de Montclet fut introduit. Il était beau, c’était un blond robuste qui avait la suprême élégance de beaucoup de distinction dans beaucoup de force. Aimée l’accueillit avec ces façons de camaraderie un peu mâle qu’elle avait avec les hommes, puis elle nous présenta l’un à l’autre. Elle avait menti en disant que M. de Montclet n’était pas averti de ma présence, ou il avait, lui, une bien extraordinaire force de dissimulation. Rien ne peut rendre l’indifférence et la distraction qu’il mit à me saluer ; il était certainement préparé à ne pas laisser voir l’émotion ou tout au moins la curiosité qu’il ne pouvait manquer de ressentir. Il causa spirituellement, avec une belle verve sanguine. Le programme d’Aimée s’exécuta très précisément. Lorsqu’elle se fut mise à jouer des fugues de Bach en me disant qu’elle se déchargeait sur moi du soin de distraire M. de Montclet, il y eut entre lui et moi un moment de consternation. Il était gêné, troublé, cela me toucha de voir ainsi ce beau reître blond, et qu’en ses yeux ironiques et sensuels il y eût de l’inquiétude. Je désirai follement lui plaire.

Il y eut d’abord un long silence ; il regardait le tapis. Tout à coup je m’aperçus que, au point où s’attachaient ses yeux, il y avait mon pied, mon gentil pied, pincé dans l’étroitesse d’un soulier pointu et dont la peau s’apercevait au travers du chantilly de mon bas. Vivement je le rentrai sous ma jupe, il releva les yeux vers moi et sourit pendant que je rougissais. Ce fut une minute très délicatement délicieuse. Il se mit à parler de la musique de Bach d’une façon irrévérencieuse et comique, mais sans nulle sottise ignorante, puis il me raconta une exposition de tableaux qu’il avait vue dans la journée. On lui sentait l’horreur du sérieux des choses, un goût de raillerie, la passion des surfaces, la crainte de l’ennui. Mais sa légèreté avait beaucoup de grâce et d’harmonie, et bien qu’elle fût en direct antagonisme avec l’irréductible sérieux de mon caractère, j’en étais séduite.

Notre causerie dura trois quarts d’heure, et lorsqu’Aimée se leva en disant avec un rire nerveux :

— Ouf ! j’en ai assez de cet auguste bonze, vous aussi, je pense ? — je m’aperçus qu’un regret que ce fût déjà fini m’assombrissait.

Pendant que mon amie, selon les arrangements établis, causait dans le fumoir avec M. de Montclet, M. d’Arglades, revenu auprès de moi, écoutait d’un air bizarrement préoccupé leurs voix assourdies, confuses mais très animées — ils parlaient tous les deux à la fois. — Comme décidément on ne