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10 décembre 1898.
LA VIE PARISIENNE

que celui dont elle avait accueilli M. des Ermettes. À qui pouvait se dédier un tel épanouissement ?

J’étais empêchée de voir par un groupe dense, mais j’entendis la fanfare triomphante de la voix maternelle — la voix des circonstances particulièrement flatteuses pour son amour-propre.

— Cher Monsieur, comme vous êtes aimable d’être venu ! C’est une telle joie pour moi que vous ayez bien voulu me sacrifier quelques-uns de vos instants si précieux !

Je me demandai quel pouvait être l’étonnant personnage dont les instants valaient si cher, même à l’heure des repas, et je m’avançai un peu pour l’apercevoir.

C’était un homme de haute taille, un peu dégingandé, dont le torse large et mouvant marquait à chaque geste sous le drap de l’habit la puissance d’une formidable musculature. Il avait des cheveux bleuâtres, une peau oxydée d’Indien, de grands yeux d’un noir brusque tombant vers l’angle extérieur et d’une douceur étrange. Sa bouche étroite, à lèvres épaisses, retroussait d’insolence la broussaille de sa moustache. Pour dire les banalités nécessaires, sa voix flexible, à timbre riche, donnait la sensation de l’éloquence sans même que l’on perçût le sens des paroles qu’il prononçait.

Ma mère faisait des présentations, j’entendis son nom : M. de Louvénac. C’était le fameux député dont les brutales apostrophes à la Chambre et les articles injurieux et véhéments avaient attiré parfois mon attention dans les moments où je pensais devoir m’intéresser aux affaires de mon pays.

Il était le dernier convive attendu, on annonça le dîner avant que ma mère ne l’eût présenté.

J’étais en face d’elle à table. À peine assis, M. de Louvénac se pencha et parut faire une question en me désignant du regard.

— Mais oui, c’est ma fillette ! Odile, je te présente M. de Louvénac.

Dès les hors-d’œuvre, mon oncle de Brettigny voulut entraîner le député vers des révélations politiques, mais il se défendit avec un air d’ironie courtoise et commença de discourir sur l’amour.

L’amour, seul intérêt de notre existence brève ! Il en vanta les douceurs véhémentes avec des mots dont chacun me paraissait doué d’une vie personnelle et d’une ardeur ; il en célébra l’amertume féconde, inspiratrice du génie. Sa voix se velouta pour citer ces vers de Musset :

    Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
    Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

À la façon dont il détacha les deux m d’immortels, je sentis, à n’en pas douter, que l’immortalité était une chose à lui appartenant et dont il disposait selon sa convenance. Et, comme il passait sa main d’un geste ample dans ses cheveux, je m’étonnai presque de n’y point voir de rayons.

Il parlait si abondamment que les autres avaient pris le parti de se taire ; le lieutenant des Ermettes lui-même, totalement sidéré, dînait vigoureusement et en silence. Je m’exaltais. Une soudaine résolution de le forcer à s’occuper de moi m’investit d’énergies invincibles, et d’une voix saccadée par la peur et le courage je dis tout à coup :

— Pourtant, Monsieur, l’amour n’occupe qu’un moment de la vie, et si ce n’est qu’un intérêt individuel, trouvez-vous vraiment qu’il ne soit pas criminel de lui sacrifier les facultés qu’on a le devoir de consacrer au bien de toute l’humanité ?

Ma mère fixa sur moi un regard dissolvant d’indignation. Que m’importait ! Bien que mon audace eût amené à mon visage tout le sang de mes veines, je triomphais, car M. de Louvénac souriait, et son regard posait dans le mien.

— Permettez-moi, Mademoiselle, de réfuter votre paradoxe, car c’en est un, dit-il — du même accent dont il devait prononcer « cher ange » lorsqu’il était épris. — L’amour n’est pas un intérêt individuel, mais l’intérêt même de l’espèce, il n’y en a pas de plus général, que je sache. Ce qui est momentané, c’est l’ambition, la lutte pour une idée que d’autres idées, en marche déjà, viendront périmer demain. La passion seule est de l’éternel, et du nécessaire. C’est elle qui alimente les activités… Ceux qui ne font que penser, vont au même but que ceux qui sentent, mais par des voies, détournées… Le monde appartient aux passionnés !

J’ai gardé très net le souvenir de ces paroles, comme de presque toutes celles que je lui ai entendu dire ; il est vrai que je les notais, avec une précision de sténographe, dans mon journal, qui, à cette époque, fut uniquement consacré à sa glorification.

Ah ! sans nul doute, le monde appartenait au passionné qu’il était, et moi aussi je lui appartenais ! Je ne répondis pas, et je restai les yeux dans les siens si caresseurs et prenants : c’était bien là l’homme à qui il valait de donner sans réflexion sa vie !

Après le dîner, solidifié par la nourriture, le lieutenant reprit ses avantages et me bloqua dans un coin pour m’exposer ses théories conjugales. Ses yeux essayaient de rêver ; prise d’une féroce impatience, je dis sèchement :

— Quelle fortune avez-vous ?

Son cou s’allongea, il eut l’air perplexe et pas content.

— Mais, Mademoiselle…

— Mais quoi ? fis-je très tranquille, vous voulez m’épouser, n’est-ce pas ? Vous savez le chiffre de ma fortune, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je m’informe de la vôtre ?

— Mon Dieu, Mademoiselle, elle est modeste, très modeste, j’en conviens, mais j’ai un nom, une famille très bien posée, un avenir militaire…

— Magnifique !… oui, oui, je sais !… mais je ne tiens pas à ces choses, je ne tiens qu’à l’argent, et vous allez comprendre pourquoi. Le seul moyen que j’aie de croire qu’on ne m’épouse pas pour ma dot, c’est de ne prendre qu’un mari plus riche que moi, et j’y suis absolument résolue !

Cette fois le lieutenant ne s’opposa par aucune manœuvre à ma sortie du coin où il m’opprimait. Tout ce qu’il avait d’éducation ne suffisait qu’imparfaitement à dissimuler sa stupeur indignée, tout ce qu’il avait d’esprit ne suffit pas à lui faire trouver une réplique, et je m’en fus vers le groupe où M. de Louvénac causait avec de grands gestes qui remuaient de l’idéal par-dessus la tête de ses auditeurs conquis.

Il disait des choses sublimes sur la bien-aimée terre de France qui souffrait l’agonie et l’insulte de la botte allemande, il parlait du Rhin, notre frontière naturelle, il voulait le Rhin ! Et sa phrase s’emportait en violences furieuses, pour revenir sur elle-même comme une lanière qui s’étend, claque et s’enroule, menée par un geste habile.

Je ne trouvai plus, de toute la soirée, d’occasion pour lui parler, mais je rôdais autour de lui, m’emplissant du bruit superbe que faisait sa parole.

Quant au lieutenant, il partit tôt. Au lieu du mépris haineux que ses pareils m’inspiraient à l’ordinaire, il emporta de moi une sorte de reconnaissance. Ne m’avait-il pas, par l’antithèse qu’il représentait, indiqué mon but ? Sa présence avait servi à rendre plus rapide la formation de mon amour.

Car j’aimais ! Je lus les articles de Louvénac, j’achetai sa photographie et j’appris sa figure comme un poème. Il eut un duel, et pendant quarante-huit heures ma tête se détraqua. Tout était changé en moi et autour de moi, je m’intéressais aux plus minimes incidents qui me paraissaient, quels qu’ils fussent, avoir de secrètes ramifications avec ma tendresse. Rien ne m’était plus indifférent. Je faisais pendant des heures des efforts diplomatiques pour contraindre les gens à prononcer le nom aimé. Je parvins à convaincre mon oncle que sa conversation me passionnait, et il me conduisit à la Chambre, où il allait sans cesse. Quelles prodigieuses émotions je vécus là ! À travers la distance, je regardais Louvénac si fort, que j’étais sûre qu’il le sentait. La foule disparaissait, il me semblait être seule avec lui et que mon amour le pénétrait, et que c’était pour moi qu’il parlait, et que chacun de ses gestes marquait notre entente. Il circulait du bonheur et de la folie dans mes artères.

Il revint chez ma mère, d’abord à des intervalles espacés, puis plus souvent, puis sans cesse.

Dans les premiers temps, il ne parut presque pas s’apercevoir de ma présence, d’ailleurs je m’effaçais très complètement. Le voir m’était une joie suffisante, je ne souhaitais pas davantage. Cependant, d’une manière insensible, il s’occupa de moi davantage, mais toute sa ferveur louangeuse était réservée pour ma mère, à qui il témoignait une admiration dont l’excès me surprenait infiniment. Elle avait l’esprit tellement léger et enfantin que je ne parvenais pas à comprendre quelle sorte de plaisir Louvénac pouvait trouver dans leurs interminables conversations. Il en trouvait pourtant, et acceptait avec une visible joie ses invitations. Ma mère le déclarait un homme absolument « supérieur », parlait de lui à tout