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BULLETIN DU COMITÉ

relevés de Francis Garnier au sud et ceux des missionnaires français du Thibet au nord : « Il nous sera permis, disait le prince, de reprendre du sud au nord l’entreprise si française commencée il y a trente ans, par Francis Garnier, l’explorateur du fleuve qui — depuis son entrée en Indo-Chine jusqu’à son embouchure — est géographiquement, sinon encore politiquement, entièrement nôtre. Le cours du Mékong dans le Yunnan, c’est-à-dire sur plus de mille kilomètres, depuis les frontières du Thibet jusqu’à celles du Laos est encore inconnu. Il importe que la conquête scientifique, commencée par des Français, soit continuée par des Français. C’est pour permettre à M. Roux de travailler avec moi en vue de ce but que M. Delcassé a bien voulu l’attacher au ministère des colonies pour la géographie ; nous avons un plan, une idée et la foi, assez pour avoir du moins confiance dans le succès, sinon la certitude. »

Le prince Henri et ses compagnons remplirent scrupuleusement ce programme. Partis de Manhao, ils se dirigèrent sur Sé-mao et coupèrent plusieurs fois le Mékong, qu’ils longèrent d’ailleurs sur une assez grande longueur, en se rendant à Tali-fou. De là ils regagnèrent la vallée du fleuve qu’ils remontèrent constamment jusqu’à Atentsé, à l’entrée du Thibet.

De ce point, il s’agissait de gagner l’Assam britannique. Ce fut la partie la plus dure et pour ainsi dire la plus inconnue du voyage. Les montées et les descentes se succédaient sans nombre pour franchir les couloirs comme celui où passe la Salouen, ou les vallées des hautes rivières de montagne qui forment l’Iraouaddy. Lorsqu’on n’était pas à flanc de montagne, on suivait, dans les bas-fonds, la route encore pire que constitue le lit des torrents. Dans cette haute région, la population est clairsemée et les vivres rares en proportion. Les privations furent constantes et par moment la petite troupe faillit mourir de faim. Elle eut la chance de trouver, au moment le plus critique, les vivres réunis par deux des meilleurs marcheurs envoyés en avant. Mais cette traversée pénible réservait plusieurs joies au prince Henri. Tout d’abord il eut celle de relever un pays entièrement inexploré. En outre, il put éclaircir quelques-uns des problèmes complexes que pose la mosaïque si compliquée des peuples montagnards de la Chine du sud-ouest et de l’Indo-Chine. Enfin, il eut la satisfaction de trouver un bon accueil et de bons auxiliaires chez la plupart de ces peuplades montagnardes qui paraissent composées de braves gens.

Le 24 décembre 1895, le prince Henri, émergeant de la région montagneuse, arrivait à Sadiya, le dernier poste anglais dans l’Assam. Son retour fut un triomphe : la presse anglaise, frappée de ce voyage dans des régions considérées comme impraticables, ne tarissait pas d’éloges. Rentré à Paris, le prince reçut la médaille d’or de la Société de géographie, dans une réception magnifique, au cours de laquelle M. Roume, délégué du ministre des colonies, attacha sur sa poitrine la croix de la Légion d’Honneur.

Ce voyage capital a été raconté par le prince Henri dans un beau livre : Du Tonkin aux Indes. Le récit est peut-être un peu coupé, comme l’avait été la rude exploration elle-même, mais il renferme un grand nombre de renseignements du plus haut intérêt, et le ton ne cesse d’en être du plus grand agrément.

À partir de ce moment, l’Afrique surtout prit le prince. La question d’Éthiopie se posait. Le jeune explorateur visita deux fois ce pays et fut admirablement reçu par Ménélik. Il avait conçu le projet d’aller, par l’Est, retrouver la mission Marchand qui se dirigeait vers le Nil. Des circonstances indépendantes de sa volonté ne permirent même pas au prince de commencer la mise à exécution de cette entreprise patriotique. Fachoda survint, qui enlevait tout objet à des plans de cette nature et en faisait irrémédiablement des rêves du passé.

Mais l’activité du prince Henri ne pouvait cesser parce que, sur un point, l’action de la France avait été paralysée. Les événements de Chine avaient rappelé son attention sur l’Asie. Peu de temps après la création de notre Comité, il repartit pour l’Extrême-Orient. Nous attendions beaucoup de ce voyage qui devait avoir pour théâtre principal la Corée, que le prince voulait étudier au point de vue des « possibilités » que ce pays, en voie de transformation, pouvait offrir à l’activité française. Malheureusement le prince Henri ne devait pas aller jusque-là. Il ne pouvait pas passer devant l’Indo-Chine, le champ ancien de son activité, sans lui consacrer encore quelques efforts. C’est en explorant le pays entre le Mékong et l’Annam méridional que le prince a contracté le mal qui obligea de le transporter à Saïgon, au prix de mille fatigues, et auquel il finit par succomber.

Le prince Henri d’Orléans est mort avant d’avoir pu donner sa mesure et rendre tous les services que son pays, auquel il était passionnément dévoué, pouvait attendre de lui. L’explorateur n’était pas encore arrivé à la pleine possession de lui-même certaines pages de ses récits intéressants et vifs révèlent un sens de l’observation qui n’était pas encore absolument sûr de lui-même, mais montrent ce qu’on pouvait espérer de la maturité. C’est une force utile et encore en partie inemployée qui disparait avec le prince Henri. Mais il laisse derrière lui un bel exemple : il sut s’arracher aux plaisirs faciles de Paris, s’imposer dans un but constant la rude discipline des grands voyages. Cela n’est pas un effort négligeable, un mérite médiocre lorsqu’il s’agit d’un homme qui aurait pu si facilement s’enliser dans les facilités de sa vie. Le prince Henri fut un homme de bonne volonté, il n’est pas indigne d’aller dormir à côté des meilleurs de ceux qui reposent à Dreux dans la nécropole de sa Maison.

Personne ne ressentira plus profondément la mélancolie de sa mort que ses collègues du Comité de l’Asie Française parmi lesquels il laisse un vide impossible à combler.