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BULLETIN DU COMITÉ


On se plaint souvent que les Français qui sortent de peur pays n’aillent pas s’installer de préférence dans nos colonies. Je souhaite certes que nos compatriotes peuplent nos colonies, mais je crois que le moyen d’avoir de bons colons n’est pas de commencer par leur offrir trop d’avantages et trop de protection. On risque de voir bientôt le colon se transformer en fonctionnaire. Ce que je souhaite par-dessus tout, c’est que les Français sortent de France, qu’on développe leur esprit d’initiative et d’aventures, et qu’ils aillent partout où il a une entreprise à tenter, une place à conquérir. C’est le goût des choses de l’extérieur, le goût des voyages et des entreprises lointaines qu’il faut donner aux nouvelles générations, et quand on aura ainsi formé des hommes hardis, ayant l’habitude de voir un autre horizon que celui du clocher natal, soyez sûrs que les colonies seront les premières à en profiter. (Applaudissements.)

L’œuvre immédiate à accomplir n’est donc pas seulement de dire à des colons : « Venez dans notre colonie ! » C’est de développer chez tous les Français le goût des entreprises d’outre-mer et d’est pourquoi je souhaite en voir beaucoup dans le nord de la Chine, dût l’Indo-Chine en être jalouse ! D’autant plus, Messieurs, qu’en Extrême-Orient, ainsi que le disait très bien tout à l’heure M. le gouverneur général, le rôle de la France n’est pas borné au développement de sa colonie d’Indo-Chine.

Il s’est en effet passé dans ces dernières années deux événements qui ont déplacé l’axe de la politique extérieure.

Le premier de ces événements a été la guerre sino-japonaise. On a vu tout d’un coup le Japon tirer une épée qu’on croyait impuissante et en frapper la Chine de coups décisifs et foudroyants. L’Europe aussitôt a senti qu’il y avait là une menace pour elle-même, elle a senti je ne sais quelle solidarité obscure avec ces régions lointaines, que les géographies de mon jeune temps nous apprenaient à considérer comme un continent distinct du nôtre. On nous montrait sur les cartes comme une barrière de montagnes qui marquaient la fin de l’Europe et le commencement de l’Asie.

Aujourd’hui, Messieurs, ces barrières se sont abaissées ; il existe une sorte de solidarité continentale qui va des confins de la Bretagne jusqu’à l’extrémité de la Chine ; n’en verrons-nous pas d’ailleurs bientôt le signe visible dans ce ruban d’acier qui va unir Paris à Pétersbourg et à Pékin ? (Vifs applaudissements)

Donc, le jour où les Japonais ont débarqué sur le sol chinois, l’Europe a tressailli, comprenant que les conditions d’existence du continent lointain auxquelles on n’avait jamais pensé, mais auquel cependant elle est soudée par la nature même, allaient être profondément modifiées.

Et, de suite, l’Europe s’est retournée vers l’autre extrémité du vieux continent et elle a envoyé des sentinelles avancées monter la garde à l’Extrême-Orient, face aux nouveaux conquérants qui venaient d’apparaître.

Peu après, un autre événement non moins considérable se produisait. Je veux parler de cette malheureuse guerre qui a mis aux prises la vieille monarchie espagnoles avec la jeune république des États-Unis. Je n’en rappellerai pas les phases ; mais qui de nous ne se souvient du sentiment d’angoisse qui étreignit tous les cœurs latins, lorsqu’on put croire qu’une flotte partie d’au delà de l’Atlantique allait entrer dans les eaux sacrées du grand lac dont les rives ont vu naître notre civilisation ? (Applaudissements.)

De ces deux événements est née une politique nouvelle que j’appellerai, pour employer le néologisme à la mode, la politique mondiale. Il y a là, Messieurs, une véritable transformation des conditions économiques et politiques du monde. Et, dans cette nouvelle politique, la France doit jouer un rôle aussi grand que celui qu’elle a joué jadis, lorsqu’il s’agissait de l’équilibre européen. (Très bien ! très bien ! ) C’est de l’équilibre des continents et des races qu’il s’agit aujourd’hui. La France y est intéressée autant que quiconque.

Et je reviens ici à mon propos de tout à l’heure. Pour que la France joue le grand rôle qui lui appartient, il faut qu’elle s’appuie non seulement sur les colonies riches et prospères qu’elle possède dès maintenant, non seulement sur une flotte puissante, sur des finances plus prospères que celles d’aucun autre pays ; il faut encore qu’elle s’appuie sur des intérêts, parce que, dans la politique nouvelle plus encore que dans l’ancienne, ce sont les intérêts qui sont les supports de la politique. (Vifs applaudissements.)

C’est à cette tâche, Messieurs, qu’au moment de partir pour l’Extrême-Orient, et m’associant aux paroles de M. Doumer, je vous prie de consacrer tous ces efforts. Appliquez-vous à déterminer chez tous nos jeunes hommes ce goût de la vie extérieure ; poussez-les à fonder des comptoirs, à créer des entreprises industrielles de tout genre.

Certes, ils rencontreront des rivaux bien armées et bien trempés ! Mais nous avons vu prendre des positions plus difficile à enlever. N’a-t-on pas dit que la période de la Chine commerciale avait été purement anglaise ? Eh bien, on a vu les Allemands monter à l’assaut de cette position ; ils en sont aujourd’hui presque les maîtres. Ayons foi dans notre race, et allons, nous aussi, à l’assaut de la même position et, après avoir vu les Allemands battre les Anglais sur ce terrain, disputons-leur le terrain. Je suis persuadé que sur plus d’un point nous battrons les Allemands, et les Anglais par-dessus le marché ! (Applaudissements répétés.)

Messieurs, dans cette œuvre je compte sur vous tous, mais vous me permettrez de faire un appel particulier au Comité de l’Asie Française, dont je tiens à saluer l’avènement, puisqu’il a coïncidé en quelque sorte avec ma nomination, par je ne sais quel heureux hasard. (Rires et applaudissements.)

J’espère qu’il rencontrera de nombreux concours pour la grande tâche qu’il a assumée. C’est dans cet espoir que je bois à sa prospérité en même temps que je lève mon verre à l’avenir glorieux de la France en Extrême-Orient. (Applaudissements prolongés et bravos répétés.)


Discours de M. Albert Decrais.

  Messieurs,

Je suis heureux qu’il me soit donné, au nom du gouvernement, de souhaiter la bienvenue à mon éminent collaborateur M. Paul Doumer. Vous venez d’entendre son substantiel et charmant discours. Aussi bien il nous arrive de l’Indo-Chine avec les plus heureuses nouvelles, avec des nouvelles qui sont faites pour nous réjouir.

Ce n’est pas qu’elles nous causent une grande surprise. Nous savions déjà, par les rapports de M. le gouverneur général, par un grand nombre de témoignages désintéressés et impartiaux et enfin — comment dirai-je ? — mille voix de la renommée, que notre empire indo-chinois poursuivait brillamment et heureusement le cours de ses destinées, Nous savions que chaque année voyait porté, à un point plus avancé, son développement économique, politique et financier, que son budget était très florissant, son outillage économique en bonne voie, et que nos sujets annamites s’attachaient chaque jour davantage à une civilisation qui leur apportait de tels bienfaits et de tels profits. (Très bien ! Très bien ! )

Et nous savions aussi, Messieurs, que l’Indo-Chine, grâce à ses ressources déjà précieuses, nous avait été d’un grand secours dans les récentes affaires chinoises et qu’ainsi — pour toutes ces raisons et pour beaucoup