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d’appartenir n’a connu l’Institut-Canadien que dans ses dernières années, années de spasmes, de convulsions, d’intermittences, d’alternatives d’espérance et de découragement, qui se terminèrent enfin par un trépas ignoré et une disparition sans éclat. La coupe des humiliations et des désenchantements avait été épuisée il ne restait plus que l’injustice de l’oubli et le silence fait autour de sa tombe pour compléter la destinée de l’Institut-Canadien. Cette société avait été fondée en 1844, à peine au sortir de l’insurrection de 1837-38, alors que l’Angleterre achevait d’acheter avec des honneurs le concours de certains Canadiens éminents. Quelques jeunes gens, nourris à l’école du passé, se cherchèrent au milieu des tristesses de la patrie. Ils apportaient un fonds commun de libéralisme et de dévouement à leurs idées ; ils se réunirent dans une étroite masure de la rue St-Jacques et constituèrent ce qui fut pendant vingt ans l’Institut-Canadien, afin, comme ils le déclarèrent, dès leur première séance, « de chercher la force qui naît du travail commun, de s’instruire et de s’habituer à la parole au moyen de la discussion. »

Dix ans passèrent. La salle étroite, basse, pauvre de l’Institut était devenue une tribune publique d’où jaillissaient les idées de réforme, ce brandon paisible qui, en agitant profondément les masses, ne détruit que les abus et perfectionne les institutions. Treize des vaillants jeunes gens qui avaient présidé à sa fondation étaient maintenant des députés au parlement canadien. Réunis, côte à côte, ils formaient cette petite phalange hardie qui attaquait tous les privilèges, tous les vices de l’organisation sociale, judiciaire et politique. Alors se déchaîna l’orage du fanatisme, de toutes les servilités cupides, et le torrent sourd de la calomnie s’épancha à flots intarissables jusque dans le sein des familles. Alors s’organisa une croisade acharnée, impitoyable, contre l’institution qui avait formé cette jeunesse intrépide, et les malédictions commencèrent à pleuvoir sur toutes les têtes qui se dressaient encore dans la déroute des intelligences.

On eut peur. Résister à de pareilles attaques, voir l’avenir se fermer dès le début de sa carrière, avoir devant soi toute une vie de luttes contre la méchanceté, contre la mauvaise foi, contre l’intolérance, c’était plus qu’il n’en fallait pour décourager plusieurs de ces jeunes gens qui voulaient bien de l’avancement de leur patrie, mais qui n’étaient pas assez forts pour en accepter le fardeau. Ils lâchèrent pied dans ce sentier difficile, sous le poids accablant de leur tâche. Les concessions commencèrent, l’intrigue fit jouer ses mille ressorts, la crainte comprima l’élan, et enfin, de faiblesses en faiblesses, on descendit aux capitulations, aux compromis, et l’on perdit jusqu’au drapeau lui même qui portait le programme si vaillamment défendu jusqu’alors. Mais ce n’était pas encore l’anéantissement. Si le programme était abandonné, si le parti libéral, tel qu’on l’avait constitué à l’origine, avait fait naufrage, il restait encore des hommes. Qu’il me soit permis d’en rappeler deux seulement, deux qui se maintinrent débout parmi les débris du libéralisme, semblables à l’écueil blanchi par l’écume des flots qui se brisent sur lui sans l’entamer. Tous deux sont morts et avec eux le secret de leur généreuse audace : l’un emporté par la fougue même de ses passions, l’autre brisé par les fatigues de la vie, par les émotions d’une lutte sans trêve qu’il soutenait seul, seul désormais, avec des ressources précaires, mais avec une âme invincible. L’un, puissant orateur, personnification orageuse, brûlante, de l’éloquence tribunitienne ; colosse de taille et d’énergie dont la voix, comme celle de Danton, faisait tressaillir le cœur des masses, taire les frémissements de l’impatience et de la colère, étouffer tous les bruits que soulevait en vain la rage des ennemis ameutés. Quand il apparaissait devant le peuple, il courait comme un long frissonnement parmi les rangs pressés, et quand il parlait, l’enthousiasme et les applaudissements éclataient frénétiques. Sa grande voix dominait tout : on eût dit que la nature l’écoutait soumise ; le feu de son éloquence passionnée entrait dans les âmes comme si une étincelle magique, les frappant toutes à la fois, les eût entraînées et confondues dans la sienne.

Il parut peu de temps à la grande tribune populaire ; mais ce fut assez pour que les échos de sa voix formidable retentissent