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RÉMINISCENCES

La compagnie où j’étais échu était exercée par deux sergents, l’un petit et blond, imberbe et fort joli garçon, avec une voix de basse qu’il tenait évidemment de quelque ancêtre troglodyte ; l’autre, grand, élancé, svelte, très dégagé, fort souple. Je m’étais demandé souvent comment un sergent anglais pouvait avoir cette élasticité. Je le sus bientôt : il était né d’un père français, avait habité longtemps la France et parlait le français absolument comme un parisien ; de plus, il savait les armes. Tout me favorisait. Je proposai au petit blond de me donner une heure de leçon par jour chez moi, et au grand svelte de venir faire de l’escrime trois fois par semaine dans les mêmes « prémisses ».

Nous commençâmes. Mon Dieu ! Comment vais-je pouvoir raconter cela, après vingt-sept ans ! Allons-y toujours.

Pour le petit blond, mon insuffisance ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais ça lui était bien égal. Ça me l’était presque autant à moi, je l’avoue, mais je ne perdais pas de vue mon certificat. À l’heure des leçons mes amis arrivaient en foule et le spectacle commençait. Ah ! Que n’aurait donné Offenbach pour me contempler !

Le petit blond ouvrait sa « théorie » et me lisait quelques paragraphes qu’il essayait de me faire comprendre, et comme je ne comprenais rien du tout : « Attention ! » criait-il subitement de sa voix de basse qui m’entrait dans l’âme comme si j’avais engouffré une caverne, et l’on m’apercevait aussitôt érigé au milieu de ma chambre dans l’attitude d’un monument