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RÉMINISCENCES

Le citoyen Blanchet ne se rendait jamais aux séances de l’Institut ; il s’y trouvait tout rendu d’avance, le matin, dès que les portes s’ouvraient, et l’on était sûr de l’y trouver toute la journée, à quelque heure que ce fût, lisant tous les journaux imaginables qui se publiaient sur le continent américain. Il avait fait l’Institut soi, il se l’était incorporé ; les livres de la bibliothèque et les journaux de la salle étaient devenus sa chair et ses os ; il n’en sortait pas. Où mangeait-il ? Où couchait-il ? se demandait-on parfois ; personne ne le savait. Moi, je crois qu’il mangeait des tranches de l’Institut et qu’il se couchait dans les derniers exemplaires de l’Avenir, qu’il avait été le dernier à rédiger.

À l’Institut, il ne disait mot à personne, et quand par hasard il s’en échappait pour aller au dehors, il allait droit devant lui, toujours par le même chemin, les yeux baissés, ne voyant, n’écoutant, ne regardant rien. Pourquoi aurait-il regardé ou écouté ? Il n’y avait au monde que deux endroits pour lui, l’Institut et son gîte. « Citoyen, holà ! d’où venez-vous donc ? — De l’Institut. — Où allez-vous donc, citoyen ? — À l’Institut. »

Tous les soirs, immanquablement, à la même heure, on voyait sourdre de l’Institut, comme le jus sort du citron, une forme invariablement la même, surmontée du même petit casque, qui comptait vingt ans, et chaussée d’une énorme paire de mocassins en feutre couleur de rouille. Cette forme suivait exactement le même côté du chemin qu’elle avait suivi la veille et qu’elle suivrait le lendemain, longeant silencieusement les maisons,