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toute condition, dont les uns ont été présidents des États-Unis après avoir été bûcherons, artisans, ou même journalistes, ce que je regarde comme la dernière fonction possible dans toute société bien constituée. Or, ce Yankee, arrivant de voyage, avec de longs poils et des chaussures crottées, pressé comme le sont presque toujours les vilains de sa race, avait besoin impérieusement de se faire passer le rasoir et, de plus, de faire frotter ses bottines, ce qu’on obtient par faveur spéciale et chèrement payée dans les hôtels de Québec. Au barbier qui venait de lui rendre la peau douce il demanda que le boy de la boutique, dont l’unique emploi est de brosser les habits et d’épousseter les cols, voulût bien cirer ses congress.

Le boy regarda dédaigneusement le fils de la libre Amérique et répondit qu’il n’était pas un nègre. C’était sublime : mais le Yankee, un peu causeur, démontra que dans son pays il y avait, chez presque tous les barbiers, de petits garçons qui ne faisaient pas autre chose que de frotter les chaussures — black your boots, Sir, et qui ne s’en trouvaient pas amoindris dans leur position sociale, quoiqu’ils fussent en même temps brosseurs d’habits. Il alla même jusqu’à insinuer que des hommes vraiment remarquables, devenus de grands politiciens, avaient commencé par cet humble emploi. Mais il ne put couvaincre le boy canadien qui, entre autres sujets d’orgueil, a celui de ne savoir ni lire ni écrire, et dont les parents font la tournée hebdomadaire avec la besace sur le dos.