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c’est de survivre à ce néant de soi-même, c’est d’assister à tous les plaisirs sans en goûter aucun, c’est de regarder l’amour radieux, épanoui, transporté, et savoir qu’il n’est qu’un mensonge, qu’il se brise contre le moindre écueil, comme le flot souriant, longtemps bercé sur le dos de la mer, vient éclater sur le premier obstacle du rivage et disparaît.



Tout est envolé, tout a fui. Il reste le souvenir. Oh ! l’horrible expiation, l’implacable retour du passé qu’on croyait pour toujours disparu ! Qui a jamais voulu mesurer cet océan sans fond et sans bornes, le souvenir ! Jamais, nulle part, on ne peut y échapper ; il n’est pas de plage sur terre où l’on puisse trouver l’oubli, ni d’années ajoutées les unes aux autres qui effacent une seule heure de félicité. Dieu a été injuste envers l’homme ; il lui a donné des espérances bornées, et des regrets infinis. Partout la douleur l’accompagne, tandis que ses joies se mesurent à la durée du songe. Il n’est heureux que le temps d’y croire, mais il est malheureux toute sa vie du bonheur perdu.

Plus durable que toutes les années entassées, plus profonde que tous les sillons du temps est la trace des émotions puissantes. La mer passe en vain sur une