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Il était sept heures du soir ; nous nous acheminâmes tout en causant vers la rue qui donne sur les remparts de la ville ; et au bout de cinq minutes, j’étais installé dans un salon élégant où M. d’Estremont ne tarda pas à me rejoindre.

« Je me doute fort, dit-il, que votre séjour parmi nous ne sera pas celui d’un simple touriste qui voyage pour son agrément. Vous ne partirez pas sans avoir quelque idée de nos mœurs, de notre politique, de nos intérêts, de l’esprit général de la population. Depuis quarante ans que je vois le jour en Canada, j’ai acquis quelques idées sur toutes ces choses ; me feriez vous l’honneur de désirer de les connaître, et puis-je contribuer un peu dans le profit que vous retirerez de votre voyage ?

— Monsieur, lui répondis-je, je crains bien de n’avoir jamais une aussi belle occasion de profiter abondamment d’un voyage que je dois accomplir à la hâte. Incapable de faire moi-même toutes les observations, mon meilleur guide est dans l’expérience de mes hôtes ; et si j’ai un désir, c’est de multiplier des entretiens, qui, comme le vôtre, promettent d’être si féconds en renseignements. »

Quelques paroles recueillies à droite et à gauche dans diverses conversations m’avaient déjà révélé l’esprit élevé et philosophique de M. d’Estremont. Je résolus d’en faire l’essai, et de voir jusqu’à quel point cet homme qui passait généralement pour être sombre et misantrope, s’ouvrirait devant un étranger dont il n’aurait rien à craindre, et qui paraissait si bien disposé à l’entendre. Je lui demandai donc de vouloir bien m’édifier sans restriction, fût-ce même au prix des choses les plus difficiles à dire, et je lui témoignai toute ma reconnaissance de m’épargner un temps perdu dans des recherches peut-être inutiles.

« Mon ami, reprit-il, vous arrivez ici avec des idées déjà formées sans doute. Veuillez me pardonner ; peut-être même avez-vous le défaut général de tous vos compatriotes qui ne jugent les autres peuples que d’après la France, et ne saisissent pas les différences que des circonstances diverses doivent apporter dans l’esprit de chaque population. Mais ne jetons pas la confusion dans vos idées, cherchons seulement à les développer en les rattachant par la comparaison. »

Je manifestai à mon hôte toute la confiance que j’avais dans la méthode comparative, la plus simple et la plus sûre pour découvrir tous les aspects de la vérité, comme la seule qui puisse véritablement éclairer le jugement.

M. d’Estremont continua ainsi :

« Chaque peuple a des instincts et des mobiles divers. En France, la tendance générale est vers le progrès social, vers une indépendance intellectuelle absolue qui permette à chaque homme de se rendre compte de