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sente pris d’une sorte de frémissement, d’épouvante mystérieuse, à l’aspect de ce sombre fleuve et de ses formidables rives à l’heure où le crépuscule grandissant s’épanche sur elles, à cette heure où le bateau-à-vapeur, chargé de touristes émerveillés, rendus subitement silencieux, charmés en même temps que dominés, s’avance lentement vers son embouchure que semblent garder avec un front menaçant de lourdes falaises où viennent s’obscurcir les dernières lueurs du jour. Chaque branche d’arbre frissonnant alors dans le vent du soir semble un sourcil qui se fronce et dont l’ombre se projette au loin sur les flots du Saint-Laurent lui-même. Ce large manteau noir, qui descend des sommets hérissés, encore tout pleins des longs roulements du tonnerre, remplit l’âme d’une terreur à laquelle l’imagination donne de l’intensité sans doute, en la grossissant d’un cortège de visions effroyables, mais il semble qu’à la vue de cette rivière presque insondable, enserrée, comme étreinte entre deux torses de montagnes qui ont l’air de se défier d’un bord à l’autre d’un infranchissable abîme, on se croie en face d’une dernière empreinte du chaos, d’un dernier essai, ébauche violente d’une formation arrêtée dans son cours, et qui gronde, et qui s’irrite de ne pouvoir jamais se compléter, d’attendre en vain l’œuvre patiente, mais sûre, du temps qui accorde son heure à tout ce qui existe.