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CHRONIQUES

me la serrais !… C’est une vraie frénésie. Le jour de l’an est épidémique ; j’ignorais cela ; s’il durait seulement une semaine, on ne pourrait plus se lâcher.

Les amis de nos amis sont nos amis ; c’est le cas de le dire. Pour moi, j’en ai vu de nombreux, qui ne sont certainement pas les miens, ce que je regrette, car ils m’eussent sans doute épargné, — je les ai vus s’élancer vers moi, du plus loin qu’ils me voyaient, frémissant d’allégresse, transportés de bonheur. « Je vous la souhaite !  » s’écriaient-ils tour-à-tour comme hors d’eux-mêmes. D’autres, ne faisant qu’un bond à travers la rue : « Je vous la souhaite ! » s’écriaient-ils aussi, et crac, c’était encore un serrement de main à me faire trouver mal. Il y a même des amis de mes amis qui m’ont souhaité les compliments de la saison ; d’autres, beaucoup d’heureux retours ! …… chacun fait et dit comme il peut ; le jour de l’an étant le jour de tout le monde, il ne faut pas se montrer trop difficile.

Cette opération du serrement de main étant subie deux ou trois cents fois, j’avoue que, pour ma part, je ne déteste pas le jour de l’an. Mon triste état de vieux garçon m’oblige malheureusement à tout apprécier à un point de vue personnel ; eh bien ! je le déclare, le jour de l’an me plaît, malgré le danger que je cours d’une paralysie absolue du bras droit. Ce jour là, je me distingue des sept-huitièmes de mes compatriotes ; ce jour là, plus que tout autre, je suis libre et je savoure ma sauvage indépendance, comme si je devais la perdre pour le reste de l’année ; je ne fais pas une visite, non, pas une, je m’affranchis de ce supplice ridicule et je ne vais pas marmotter à deux cents personnes indifférentes mes souhaits de convention.