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VOYAGES.

puis de longues heures il restait pensif ; son vol lourd et mesuré agite pendant quelques minutes l’accablante tranquillité de l’espace ; puis, bientôt il a disparu, on n’entend plus le battement prolongé de ses longues ailes et l’œil ne voit dans l’étendue béante qu’un point noir qui disparaît, disparaît, s’efface et s’abîme enfin dans le néant qui l’engloutit ; et au milieu de ce silence immense, de ce désert vide d’où les trois règnes de la nature semblent s’être enfuis, la pensée, qui ne sait pas où se prendre, retombe sur elle-même comme accablée de son propre poids.

Oh ! les longues heures, les longs jours et les longues et interminables soirées que j’ai passés sur la plateforme des cars, incapable d’occuper mon esprit à quoi que ce fût, incapable de sommeiller, seul, seul, toujours, toujours seul ! Quand je gagnais mon lit, je n’y pouvais rester vingt minutes, je me relevais et j’allais me remettre sur la plateforme, indifférent à la poussière, à la fumée de la locomotive, bientôt même indifférent à la fatigue et à l’ennui. Que m’importait ! La terre était désormais partout la même pour moi et ne m’offrait plus nulle part qu’un tombeau. Ah ! je ne les oublierai pas ces heures horribles ; elles sont dans ma mémoire comme un tison ardent qui brûle toujours et ne se consumera jamais ; j’ai amassé là ce qu’une âme humaine peut contenir de fiel et de révolte contre un sort inexorable ; j’ai été torturé lentement, seconde par seconde, minute par minute, jusqu’à ce que ces secondes et ces minutes fîssent des jours et des nuits entières ; j’ai compté chaque battement de mon cœur, et cela a duré toute une semaine ; la souffrance ne se mesure pas au temps, mais à la violence ; une semaine comme celle-là, c’est un siècle d’enfer.