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VOYAGES.

et pour cela, il faut des oreilles heureuses de s’y prêter. On cherche tous les moyens de tuer le temps, cet ennemi que rien n’atteint et dont tous les coups portent ; on se dirige partout où l’on croit voir quelque agitation, entendre quelque bruit, et l’on revient toujours également déçu, assuré davantage que le tombeau qui est au fond du cœur est assez grand pour ensevelir tous les bruits du dehors ; on a comme un désespoir muet, un silence farouche. Le regard ne reçoit plus l’image d’aucun des objets qui l’entourent, et l’on se meut ou l’on se repose, inconscient, oublieux de toute condition physique ; c’est la pensée qui travaille sans cesse, la pensée qui n’est pas avec soi où l’on se trouve, mais bien loin avec tout ce qui a disparu de ce qu’on aime, et qui fait revivre d’une vie bien plus intense que la réalité ce qui semble à jamais mort pour soi. Oh ! le souvenir ! c’est bien autre chose que la jouissance. C’est à lui qu’on reconnaît la valeur des choses perdues ; il grandit, il redouble de vie et de vigueur en raison même de ce qu’on le prive de ses aliments et de ce qu’on l’arrache à tout ce qui semblait seul devoir l’entretenir.

Ainsi, pendant douze mortelles heures, je promenai mon absence dans les rues de Détroit, pour moi muettes, désolées, et cependant peut-être pleines de vie et d’animation, si j’en juge par l’image qui m’en reste aujourd’hui. Le chemin que je fis, je l’ignore ; je marchai tout le temps, à part quelques minutes données aux repas, et, lorsque le soir je pris le train de Chicago, j’étais tellement fatigué sans le savoir que je tombai comme un poids inerte sur mon lit et ne m’éveillai que le lendemain matin en vue de la grande métropole de l’Ouest, lorsque déjà le bruit de vingt convois arrivant en tous sens et le carillon des locomotives assourdissaient l’air.